Chapitre 4
Le processus de décision,
ou le règne de l'irrationnel

Au chapitre précédent, nous avons étudié la dissonance et autres biais cognitifs, et constaté que cela se traduit par un fonctionnement non satisfaisant dans les entreprises, a savoir une organisation formelle reposant sur des mythes. Nous allons, dans ce chapitre, au travers de quelques exemples, entrer dans le détail de la mécanique de décision à l'œuvre, pour ensuite y apporter des améliorations à la fin du chapitre 7.

Commençons pour cela par poser des bases, en précisant qu'un processus de décision sérieux suppose d'avoir satisfait quatre contraintes. Tout d'abord que la personne qui conduit le processus de décision dispose des compétences nécessaires. Ensuite, qu'elle fournisse la quantité de travail requise par la complexité du sujet. Troisièmement, qu'elle soit sincère dans ses conclusions, par opposition à les orienter en fonction d'un intérêt particulier. Enfin, qu'elle ne soit pas victime de croyances qui la conduiraient à biaiser ses conclusions en toute bonne foi.

Quelques exemples

Illustrons cela au travers d'un premier exemple : les différents points du programme électoral d'un président français, élu au suffrage universel à deux tours. Qui garantit la pertinence de chacun d'eux, et quelle est la robustesse du processus qui a conduit à leur élaboration ?
Si l'on fait l'hypothèse que le sérieux du programme est garanti par le candidat et son équipe de campagne, alors la troisième contrainte, à savoir la sincérité, pose sérieusement problème. En effet, nous savons tous que les campagnes durent désormais plusieurs mois, et que les candidats modèlent leur programme via une boucle de retro contrôle depuis les sondages. Dans ces circonstances, peut-on dire qu'une mesure particulière est le résultat d'une étude soignée, ou doit-on admettre qu'elle a beaucoup plus de chances d'être un élément pour optimiser un positionnement marketing.
Si maintenant on fait l'hypothèse que la validation de ces points provient du choix souverain des électeurs, alors c'est encore plus problématique. En effet, comment considérer qu'il y a eu validation par l'élection d'un point en particulier quand, d'une part le second tour a vu s'opposer un candidat modéré et un candidat extrême, et donc que les électeurs ont majoritairement pris position en fonction de ce seul élément, et quand, d'autre part, l'électeur n'a pas la possibilité de se prononcer individuellement sur les différents points de la campagne.
Or, une fois l'élection terminée, les gouvernements récents présentent le respect des engagements de campagne comme un gage de sérieux. Cela revient tout simplement à abolir la raison au profit d'une sacralisation du vote de l'électeur.
Au travers de ce premier exemple, on constate que les grandes lignes des décisions concernant la collectivité à moyen terme ont été définies par l'application d'une méthodologie biaisée, et validées par une méthodologie dogmatique.

Prenons maintenant un second exemple. En ce début de XXIᵉ siècle, à un certain stade de leur développement, les entreprises éprouvent le besoin d'adopter un progiciel de gestion intégré (Entreprise Ressource Planning en anglais), pour effectuer le suivi informatique de l'ensemble de leur activité. Le choix de ce logiciel a des conséquences majeures, et à long terme, sur l'avenir de l'entreprise, car il représente pour elle une opération aussi critique que la fusion entre deux entreprises. En effet, l'entreprise avait une culture, c'est-à-dire une manière qui lui est propre d'appréhender son activité, issue de son histoire particulière. De l'autre côté, le PGI implique une manière standardisée d'effectuer l'activité. Tout l'enjeu va donc être de faire converger ces deux visions différentes de l'activité. Dans le meilleur des mondes, le PGI serait adapté aux particularités de l'entreprise, mais dans la pratique, le coût des adaptations est tel qu'il n'est effectué que très partiellement, et c'est en grande partie l'entreprise qui se retrouve contrainte d'adopter la logique du PGI, comme si, de fait, elle avait été absorbée par l'entreprise que celui-ci modélise symboliquement. Cela conduit à une aggravation considérable du phénomène d'une organisation pratique, celle des opérationnels, qui se met en place à côté de l'organisation officielle, celle du PGI, comme décrit dans Meyer et Rowan, que nous venons de voir au chapitre 3.
Venons-en maintenant à ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, à savoir le processus qui conduit au choix du PGI et à l'anticipation des adaptations à effectuer, ainsi que la visualisation de l'organisation future qui en résultera. Ce que montre la pratique, c'est que le PGI va être "vendu" à l'entreprise via une présentation absolument générale, de type PowerPoint, dont le cœur est, d'une part la liste des références du PGI, c'est-à-dire la résolution par du renforcement social de la dissonance cognitive liée au choix, et d'autre part des concepts mythiques tel que le retour sur investissement présumé.
Nous avons donc affaire ici à un cas extrême de ce que nous venons de définir, à la fin du chapitre 3, comme le biais cognitif de l'évaluation symbolique. En effet, au niveau de l'entreprise, hormis les références, l'éventuel travail de comparaison avec d'autres PGI se borne généralement à une liste simpliste des fonctionnalités respectives des différents logiciels, le plus souvent évaluées sous forme d'une croix ou d'un chiffre. À quel moment l'entreprise va-t-elle évaluer le coût d'adaptation à l'ensemble de ses activités telles qu'elle les pratique ? Jamais. À quel moment l'entreprise va-t-elle évaluer l'effet de la présence du PGI sur sa future capacité d'adaptation de son activité ? Jamais.
Au final, on constate que l'heuristique qui a présidé au processus de décision est ici le renforcement social de la dissonance cognitive, ou pour le dire plus crûment, un comportement grégaire. Pourtant, sachant que dans une entreprise, environ la moitié des optimisations de l'organisation impliquent l'informatique, le choix du PGI a des conséquences absolument majeures sur l'avenir de l'entreprise. Comment alors expliquer une approche aussi désinvolte ? C'est lié au fait qu'aujourd'hui, l'honnête homme numérique n'existe pas. Un jeune sortant d'une école de commerce, ou autre grande école généraliste, n'a pas la moindre maîtrise concrète de la mise en place d'un processus informatisé, même simple. Pour lui, il faut faire établir un cahier des charges par un spécialiste. De fait, il n'a de capacité à anticiper ni la complexité qui va en résulter, ni le niveau d'adéquation du résultat final vis-à-vis de l'activité réelle. Par conséquent, le biais cognitif de la surconfiance, explicité au chapitre 3, agit très fortement au moment de la décision. Si l'on revient à la décomposition du processus de décision en quatre étapes présentées au début de ce chapitre, on constate que, dans ce cas, il n'y a ni les compétences nécessaires, ni la quantité de travail suffisante, donc l'entreprise se lance sur la seule base de "d'autres l'ont fait", ce qui explique le nombre élevé de projets de ce type qui dérapent ou échouent complètement. Par exemple le déploiement de SAP chez DHL (1), ou les projets Chorus et Louvois en France (2). Le message de Frank Appel, PDG de DHL, suite à l'échec du déploiement est très révélateur : « Nous prenons des nouvelles mesures pour nous assurer que cette modernisation soit bien centrée sur les besoins des métiers ». Coté Chorus, on retrouve l'illustration du second biais cognitif évoqué au chapitre 3, très fréquent au niveau des projets d'État dans lesquels le décisionnaire initial est l'arbitre final, à savoir la fuite en avant, avec le risque d'une perte plus importante que si l'on avait évalué rationnellement la situation dès que les difficultés imprévues sont devenues claires.
Nous reverrons cela au chapitre 15 qui présentera une manière rationnelle d'appréhender la révolution numérique.

Ce que l'on constate à la lumière de ces deux exemples, c'est que les processus de décision actuels n'ont pas simplement besoin d'être améliorés. Ils sont en fait complètement archaïques. Dit autrement, au XVIIᵉ siècle, nous avons adopté la méthode scientifique qui a conduit une révolution progressive de notre savoir faire technologique, mais en revanche, au niveau des processus de décision, il n'y a pas eu d'amélioration significative par rapport aux pratiques de l'Antiquité ou du Moyen Âge.

L'humain est politique avant d'être rationnel

Reprenons méthodiquement. Un processus de décision rigoureux suppose de satisfaire quatre conditions :
1. Que la personne qui conduit le processus de décision dispose des compétences nécessaires.
2. Qu'elle fournisse la quantité de travail requise par la complexité du sujet.
3. Qu'elle soit sincère dans ses conclusions par opposition à les orienter en fonction d'un intérêt particulier.
4. Qu'elle ne soit pas victime de croyances qui la conduiraient à biaiser ses conclusions en toute bonne foi.

Remarquons tout d'abord que la condition n°3 représente la capacité à contenir les effets de l'ambition sociale vue au chapitre 2, et que la condition n°4 représente la capacité à contenir les effets de la dissonance cognitive vue au chapitre 3.

Rappelons ensuite que satisfaire trois conditions sur quatre ne garantit en rien une décision finale rigoureuse.
Notre intuition et notre culture nous conduisent à regarder ce qu'il y a eu de positif au niveau des moyens mis en œuvre (biais cognitif de l'évaluation symbolique). Par exemple une grosse quantité de travail, ou encore un personnage illustre en charge du dossier. Or la réalité fonctionne dans l'autre sens : une décision sérieuse suppose de satisfaire simultanément les quatre conditions. Dès lors qu'il y a défaillance concernant l'une, la qualité de mise en œuvre concernant les autres devient non signifiante.
Pour illustrer cette contrainte, supposons que nous nous adressions à notre garagiste en disant que notre voiture pose problème, parce que le changement de vitesse se bloque par moment, et que le garagiste au lieu de s'occuper du problème concernant le changement de vitesse, commence à nous expliquer que c'est une super voiture avec une suspension fantastique, un moteur très puissant et de surcroît économique, un espace habitable exceptionnel, etc, donc qu'au final c'est globalement une bonne voiture, et notre demande est donc infondée. Nous risquons de mal le prendre, parce que tant que le changement de vitesse se bloque, c'est toute la voiture qui est inutilisable, et c'est une évidence pour nous.
Ce qui est surprenant, c'est que le même type d'argumentaire fourni par un décisionnaire pour justifier une décision prise ne sera bien souvent vu, ni par lui, ni par nous, comme parfaitement inapproprié. Une explication probable, c'est que, comme vu au chapitre 2, la motivation principale d'un humain est le jeu des alliances et non la recherche de la vérité. De fait, nous privilégions la rhétorique sur toute forme sérieuse de raisonnement, parce que la rhétorique révèle les individus capables de sortir victorieux de joutes sociales, donc les individus puissants du groupe, donc les individus avec lesquels il est intéressant de s'allier. Dit autrement, habituellement, un raisonnement ne vise pas tant à établir ou simplement mieux approcher une vérité qu'à montrer le statut social de celui qui le tient.

Au niveau de la production de l'argumentaire, le fonctionnement naturel des humains ne consiste pas en une analyse rigoureuse de la situation sous toutes ses facettes, conduisant au choix de la décision qui s'impose. Il consiste à partir d'une conclusion, choisie pour des raisons qui ne seront jamais explicitées, et bien souvent ne sont même pas conscientes du fait de la dissonance cognitive. Partant de la conclusion, tout ce que nous cherchons à faire, c'est produire a posteriori un raisonnement qui la soutient, le plus crédible possible, non pas sur une base scientifique que nous venons d'évoquer sous forme des quatre conditions à réunir, mais sur la base de la culture de notre milieu social, c'est-à-dire en tenant pour vérités toutes les croyances qui y sont largement admises. Encore une fois, nous ne faisons ici qu'illustrer le biais cognitif de l'évaluation symbolique.

Le rapport naturel de l'humain au raisonnement peut donc être qualifié pour le moins de naïf. Il serait même plus exact de le qualifier de pervers parce que revenant à jouer au plus malin avec la vérité. Pour autant, nous subissons les conséquences des mauvaises décisions qui en résultent, c'est-à-dire des décisions allant contre l'intérêt collectif et bien souvent contre le bon sens même. Comme de plus nous avons conscience de ces conséquences, et que cela ne se traduit pas dans la pratique par une remise en question du processus de décision lui même comme nous le faisons ici, cela se traduit par un sentiment diffus de défiance vis-à-vis des élites vues comme la source des décisions : "tous pourris !" Et le problème ne s'arrête pas là, parce que ce sentiment est lui-même réexploité, non pas sur une base d'analyse sérieuse de sa cause comme nous le faisons ici, mais en utilisant toujours le même procédé de rhétorique, ce qui constitue la source alimentant le populisme.
En résumé, comme le processus de décision est défaillant, on prend de mauvaises décisions. Comme on prend progressivement conscience des mauvaises décisions au travers de leurs conséquences, mais que l'on persiste à ne pas remettre en question ce processus de décision, on adopte des explications de type croyances qui sont ensuite exploitées par les populistes. À partir de là, le népotisme généralisé vu au chapitre 2 se déchaîne au sens littéral, et la violence sociale devient progressivement incontrôlable.

Ce premier niveau d'analyse nous montre donc une triple carence méthodologique. D'une part que l'humain ne comprend pas naturellement les bases de la logique. D'autre part que notre motivation principale est la recherche d'une bonne place sociale et non la recherche de la vérité. Enfin, que dans la pratique, nous partons d'une solution préchoisie et nous nous contentons d'y ajouter un argumentaire socialement vraisemblable. Cette solution préchoisie est à la fois le reflet conscient de nos intérêts et inconscient de nos croyances et tabous liés à la dissonance cognitive. Illustrons tout ceci au travers d'un troisième exemple.

Rhétorique sur fond de croyances

En 2018 a éclaté en France une révolte populaire dite "des gilets jaunes". L'une des raisons était un sentiment de matraquage fiscal des plus modestes quand dans le même temps la pression fiscale sur les plus favorisés avait diminué. La mesure symbolisant le mieux cette politique a été la suppression de l'impôt sur la fortune (ISF), et son remplacement par l'impôt sur la fortune immobilière (IFI). La différence entre les deux, c'est que les revenus financiers ne sont plus taxés.
Pourtant, au cœur du conflit, le président de la république a annoncé un grand débat national, tout en excluant d'entrée de jeu le rétablissement de l'ISF, et justifié sa décision par :
« Cet impôt a été supprimé pour ceux qui investissent dans notre économie, et donc aident à créer des emplois »
L'émission Secrets d'info diffusée le 23 février 2019 sur la chaîne de radio France inter sous le titre ISF : un premier bilan en demi-teinte a restitué le résultat de leur enquête approfondie sur le sujet.
Il en ressort plusieurs éléments :
Tout d'abord, le début de la phrase est tout simplement inexact. Ce n'est pas le fait d'investir dans notre économie qui provoque l'exemption de l'impôt. L'exemption est sans condition. Peut être faut-il prendre alors "Ceux qui investissent dans notre économie" au sens large, comme la classe sociale des capitalistes au sens de Marx. Mais dans ce cas, c'est toute la phrase qui devient une simple apologie de l'ultra-libéralisme.
Ensuite, l'émission montre que la seconde partie de la phrase concernant la création d'emplois est une affirmation gratuite. En effet, la suppression de l'ISF a eu comme effet concret de tarir des niches fiscales dont bénéficiaient certaines jeunes entreprises innovantes, donc à ce stade rien ne prouve que l'attractivité supplémentaire de la France vis-à-vis des investissements étrangers résultant de cette mesure symbolique se traduira par un effet supérieur en terme d'investissements.
Enfin, le problème de fond d'une telle approche, c'est que quand on passe de l'ISF à l'IFI, on diminue semble-t-il les recettes de l'État de 3 milliards d'euros. Donc si l'on n'a pas formulé clairement l'évaluation de ce que l'État peut faire de mieux pour l'emploi avec 3 milliards d'euros, que ce soit des emplois aidés, du soutien à certains secteurs clés, ou tout autre forme d'action, alors on n'a pas formulé ce dont on se prive, donc mettre l'accent sur le gain hypothétique n'est juste pas sérieux.

Examinons maintenant dans quelle mesure les quatre conditions méthodologiques évoquées précédemment et nécessaires pour produire une décision sérieuse ont été réunies au niveau de la décision de suppression de l'ISF ici défendue.
Au niveau de la compétence tout d'abord, le reportage de France inter rapporte que les effets sont assez mal maîtrisés par le ministère des finances, mais surtout que les données pertinentes n'ont pas été mises à disposition des chercheurs, donc on n'a pas cherché à mettre en place la compétence optimum sur ce dossier.
Concernant la quantité de travail, on n'a semble-t-il pas pris le soin d'évaluer la perte sur le marché de l'emploi lié aux 3 milliards qui ne seraient plus disponibles, donc on ne s'est pas donné les moyens d'une étude sérieuse.
Pour ce qui est de la sincérité, le simple fait d'avoir présenté la question de manière aussi biaisée suffit à conclure à l'absence de sincérité.
Enfin, concernant le risque d'être victime de croyances, quand on recoupe différentes déclarations de l'exécutif, on constate que le point central est "rendre le pays attractif pour les investisseurs", et qu'ensuite toutes les décisions sont prises en fonction de cette simple croyance que si nous sommes attractifs pour les investisseurs, l'économie se portera bien.

Ce dernier point est capital. En effet, les investisseurs, ce ne sont pas des gens d'une clairvoyance extraordinaire, mais au contraire des personnes qui agissent de manière grégaire et irresponsable, ce que montrent les crises économiques périodiques, la dernière en date étant la chute de Lehman Brothers.
Donc, quand on adopte comme fil directeur devenir attractif pour les investisseurs, on a renoncé à la raison sur deux plans. Tout d'abord, la croyance que l'afflux de capitaux suffit à créer la prospérité est dogmatique. Il s'agit là juste d'une variante de la théorie du ruissellement, ou de la courbe de Kuznets si l'on préfère (3). Ensuite et surtout, on ne cherche dès lors plus à appréhender la complexité de notre système social et de production, mais juste à aller dans le sens d'une idéologie simpliste. En d'autre termes, nous venons de montrer que ce raisonnement est l'archétype du raisonnement construit à l'envers, où l'on part d'une conclusion choisie, et où l'on ajoute, a posteriori, un raisonnement vraisemblable... en supposant les croyances de notre milieu social communément admises. Ce qui est particulier dans cet exemple, c'est que une seule croyance, assez facile à deviner, a suffit à déterminer la conclusion au point de départ. Cette croyance est que si nous sommes attractifs pour les investisseurs, l'économie se portera bien.
La faiblesse sociale d'un tel raisonnement est tout aussi évidente : cette croyance n'est pas partagée par l'ensemble de la population.

Dès lors, ce qui est intéressant à observer, c'est ce qui se passe quand arrive la crise, dans le cas présent la révolte des gilets jaunes et l'important soutien de la population. Là où le bon sens aurait commandé que la rhétorique s'arrête, et que l'on reprenne un certain nombre de dossiers sur le fond pour les approfondir, on constate à la place d'une part une réponse par de nouvelles petites phrases, comme nous venons de le voir, c'est-à-dire l'incapacité à intégrer la différence culturelle et à renoncer à se baser sur des croyances spécifiques à son milieu social propre, et d'autre part l'ouverture d'un grand débat, c'est-à-dire un sujet tellement large qu'il ne pourra lui aussi qu'être dominé par de la rhétorique.
Comment un tel raisonnement biaisé tant sur le fond que sur l'appui social qu'il suppose peut il être produit après mure réflexion suite à la crise ? Parce que la croyance qui le soutient concernant les investisseurs qui font la santé de l'économie n'a pas été remise en question. On a là une parfaite illustration des effets de la dissonance cognitive décrits dans le livre de Leon Festinger. Face à une remise en question par des faits, ici la croyance n'est pas partagée par l'ensemble de l'électorat, l'individu choisit de la renforcer au lieu de la remettre en question. Festinger aborde cela plus spécifiquement dans son chapitre 6, en s'appuyant sur les travaux de Cooper et Jahoda :
« […] une personne pleine de préjugés en est tellement imprégnée que sa perception des questions ayant un cadre de référence différent du sien les remodèle de manière à les harmoniser avec ses propres convictions. N’ayant pas conscience de contrevenir à la vérité, elle impose son propre cadre de référence à l'objet de la propagande [p. 20] »
Ce que Festinger, Cooper et Jahoda constatent mais n'expliquent pas, c'est la cause de ce renforcement de la conviction spécifique à un groupe social, là ou l'on attendrait une remise en question de la croyance, ou au moins sa non-utilisation puisqu'elle n'est pas partagée par le groupe auquel le message s'adresse à ce moment particulier. Cette cause, il faut aller la chercher du côté de l'autre pilier de ce livre, à savoir le népotisme généralisé : en situation de crise, c'est-à-dire de tension sociale, le réflexe naturel de l'humain, c'est le "nous contre eux", donc "nous" serrent les rangs, et donc il n'est plus question de remettre en cause ce qui fait le nous, à savoir les croyances de notre groupe social.
Autrement dit, la crise a amené un renforcement du "nous contre eux" au détriment du raisonnement, donc au final un renforcement des croyances de part et d'autre.

Continuons notre exploration du système de prise de décisions collectives actuellement en place. En 2017, Mr Macron est élu sur la base de "Je veux changer la manière de faire de la politique pour enrayer la montée des extrêmes liée aux élites discréditées". Dans sa représentation, les élites discréditées, ce sont les politiques dont l'occupation principale est la conquête du pouvoir au sein des différents partis, alors que lui, sa seule préoccupation sera de réformer le pays.
Nous tenons là une nouvelle illustration des effets de la dissonance cognitive. En effet, le discrédit des élites ne tient absolument pas au fait qu'ils luttent pour le pouvoir, ce dont la majorité des gens se foutent éperdument, mais au fait que leurs décisions ne sont pas crédibles. Or nous venons de montrer que le parti neuf au pouvoir procède exactement de la même manière non crédible pour produire des décisions, à savoir qu'il obéit à des dogmes, et nous voyons que les partis d'opposition, modérés ou extrémistes, procèdent aussi de la même manière dans l'opposition, donc ne se préparent pas plus à mettre en œuvre un quelconque changement réel de méthode dans l'exercice du pouvoir. Ce à quoi on assiste, c'est simplement la lutte entre des idéologies concurrentes. La nouveauté en la matière s'appelle la démocratie participative, qui consiste à croire qu'une décision qui viendrait d'en bas, ou du consensus, serait meilleure.
Revenons à la base qui nous sert de fil directeur : une décision est meilleure si et seulement si le processus qui a servi à la produire est plus rigoureux, au sens de mieux satisfaire simultanément les quatre conditions que nous avons explicitées au début de ce chapitre. Dit autrement, la seule chose qui change quelque chose, c'est de sortir de l'idéologie pour adopter la rationalité. Mais pour cela, il ne suffit pas d'affirmer que telle ou telle vision est plus juste, plus efficace, plus naturelle, etc. Il faut passer à des décisions construites méthodiquement, et explicitées précisément.

L'habit ne fait pas le moine, mais il fait le décisionnaire, et engendre le populiste

Nous venons de mettre en lumière l'ineptie du mode de raisonnement qui soutient les décisions actuelles. Voyons maintenant pourquoi un tel système a été mis en place historiquement, et perdure de nos jours.

Remarquons pour cela que la structure sociale qui encadre le mode de raisonnement actuel s'appuie sur trois piliers. Le premier est la compétence statutaire de celui qui prend la décision. Ce mode d'organisation, qui nous semble absurde vis-à-vis de la rationalité exprimée au début de ce chapitre sous forme de quatre conditions, prend tout son sens dès lors que l'on se place dans un environnement social dans lequel c'est la croyance qui prime et non la raison scientifique, c'est-à-dire un monde antérieur au XVIIᵉ siècle. En effet, dans un monde de croyances la répartition statutaire du pouvoir permet de limiter efficacement l'effet du népotisme généralisé : à chacun ses prérogatives.
Cependant, une fois les règles de la démarche scientifique bien établies, et l'éducation de masse effective, les décisions qui résultent d'une simple répartition statutaire du pouvoir cessent d'être crédibles pour une grande partie de la population.
En effet, on aurait pu croire que les mythes qui servent aux élites à bâtir leurs décisions sur des heuristiques simplistes sont partagés par tous, ce qui aurait pour effet de créer un large consensus, et donc de rendre les décisions acceptables. Cependant, les interviews rapportées dans le livre The stupidity paradox: The power and pitfalls of functional stupidity at work montrent que la situation est asymétrique. Seuls les décisionnaires croient aux mythes ; les personnes qui subissent les décisions ne sont pas dupes. La récente révolte dite des gilets jaune en est une autre illustration.

Le deuxième pilier, à savoir la force du groupe social qui soutient une décision, assurait la stabilité du système social. Puisque les décisions sont soutenues par les groupes les plus puissants, toute velléité de contestation peut être réprimée dans l'œuf.
Là encore, la démocratie, qui a vu le jour dans de multiples pays suite à la révolution technologique, a progressivement sapé cette fondation. En effet, utiliser la troupe pour mater la contestation collective d'une décision n'est plus considéré comme un mode de gouvernement acceptable dans une démocratie.

Enfin, le troisième pilier est la répétition. Cela peut éventuellement prendre la forme d'un gros livre dont chaque argument est faible, mais qui acquiert une certaine crédibilité par simple accumulation, parce que celui qui a écrit tout cela donne l'impression d'en savoir long sur le sujet.
Cela peut surtout prendre la forme de quelques arguments répétés à longueur de temps, et encore répétés, qui bien qu'étant des mythes, finissent par apparaître comme vrais, au moins partiellement, parce que progressivement ancrés dans notre mémoire sous l'effet de la répétition, donc se confondant avec, ou biaisant progressivement, notre propre expérience (4). Donnons en exemples l'argument de ruissellement du capitalisme (5), et les divers 'problèmes' liés à l'immigration (6).

En définitive, on a maintenu un système de décision sans se rendre compte que ses deux premiers piliers ne reposaient plus sur des fondations culturelles solides. Dit autrement, la crise qui a commencé à l'époque de Marx, du fait de la révolution technologique produite par la mise en place de la méthode scientifique, est une crise de crédibilité du mode de décision. Cette crise perdure depuis plusieurs siècles, simplement masquée par la répression au XIXᵉ, puis les années de reconstruction à la suite des guerres au XXᵉ. Elle ne trouvera son issue qu'à la suite de l'adoption d'un processus de décision en adéquation avec nos nouvelles capacités technologiques, c'est-à-dire crédibles pour les citoyens actuels.
À ce stade, nous pouvons compléter la critique que nous avions commencée au chapitre 2 concernant l'explication des origines du totalitarisme données par Hannah Arendt. En effet, elle cherche l'explication du côté du contenu des idéologies (7). Ce que nous mettons ici en avant, c'est, d'une part, qu'une fois que l'on a produit la défiance dans le système de décision, il est illusoire de penser qu'aucun groupe populiste ne se constituera dans le but d'exploiter sans scrupules cette rancœur pour accéder au pouvoir. Il le fera en canalisant au moyen d'un mythe le puissant instinct "nous contre eux" évoqué au chapitre 2. D'autre part, combattre par la raison ou la morale le mythe lui-même, qu'il soit la peur d'une invasion par les étrangers ou le rejet d'un groupe social identifié par ses mœurs, son apparence physique ou ses croyances religieuses, est pratiquement impossible. En effet, l'adhésion au mythe proposé est le résultat du travail de la dissonance cognitive vue au chapitre 3, c'est-à-dire la matérialisation d'une angoisse autre mais non exprimée. Accepter que le mythe soit faux, c'est pour la personne se retrouver avec une angoisse qui ne trouve plus d'explication. La personne ne croit pas au mythe : elle en a besoin pour s'expliquer son angoisse. Pour les détails, se reporter au chapitre 10 du livre de Festinger concernant l'émergence de rumeurs à la suite des tremblements de terre. S'il est largement illusoire de vouloir combattre le contenu, comme cherchent à le faire les progressistes, ce qu'il est important de combattre, et que Hannah Arendt n'aborde pas, c'est la source de cette angoisse diffuse, qui est la non-confiance dans les décisions collectives.
Le divorce à ce niveau entre les élites et la population n'est absolument pas lié au fait que les élites seraient moins enclines à croire les mythes populistes parce que mieux éduquées, contrairement à ce qui est trop souvent affirmé. Il est lié à la dissymétrie évoquée plus haut : comme les élites sont plus impliquées dans le système de décision, elles se mentent plus à elles-mêmes concernant sa pertinence, donc elles ont moins besoin de justifications mythiques autres. Dit brutalement, les élites ne sont pas plus ouvertes ; leurs mythes visent simplement davantage à justifier le système de décision plutôt que d'expliquer l'angoisse liée au fait de ne pas croire en la pertinence de son fonctionnement.
En résumé, en s'appuyant sur le troisième pilier (la répétition), le populisme crée des mythes basés sur le principe du "nous contre eux" pour canaliser, à des fin d'accession au pouvoir, l'angoisse liée à la non-confiance dans les décisions.

Dans ce chapitre, nous venons d'illustrer le fonctionnement du processus de décision collectif. Si le citoyen a tendance à le percevoir comme insatisfaisant à cause d'un manque de souci de l'intérêt général des dirigeants, que les plus modérés attribuent à un simple relâchement des valeurs morales, et les plus extrêmes résument dans l'expression 'tous pourris', il apparaît désormais plus exact de le qualifier d'inepte.
A partir de là, il devient clair que la caractéristique principale de tout système d'organisation sociale qui viserait à mettre le progrès au service de tous ne peut être que sa capacité à produire des décisions conformes à l'intérêt commun, à partir d'humains qui sont et resteront biaisés par le népotisme généralisé et la dissonance cognitive.
Dans les deux prochains chapitres, nous apporterons quelques précisions supplémentaires concernant non plus la nature humaine, mais notre environnement culturel, et surtout nous préciseront ce qui caractérise notre époque, pour pouvoir enfin poser au chapitre 7 les grandes lignes de cette organisation sociale nouvelle.

 

(1)
L'entreprise de transport DHL avait prévu d'adopter le logiciel intégré SAP, mais a fini par renoncer au projet, avec à la clé une perte estimée à 345 M€.

(2)
Chrorus est une plateforme pour la gestion de factures dématérialisées dans l'administration.
Louvois est un logiciel de paye centralisé de l'armée française, dont le coût des dysfonctionnements est estimé en centaines de millions d'euros. Voir l'enquête de la cellule d'investigation de France inter exposée dans l'émission Secrets d'info du 22 juin 2018.
Dans les deux cas, ce n'est pas le choix de modernisation qui est critiqué, mais le processus de décision initial, en particulier au niveau de l'évaluation des besoins et difficultés prévisibles liées à la variabilité locale des besoins et contraintes au niveau de grandes structures, et surtout celui de prise en compte des difficultés rencontrées.

(3)
La théorie du ruissellement n'est pas à proprement parler une théorie économique, mais une image qui est passée dans le discours publique avec l'avènement de l'ultra-libéralisme dans les années 1980. Elle véhicule l'idée que si les plus riches s'enrichissent, ils vont investir dans l'économie, et de ce fait, l'ensemble de la population va en profiter à terme.
Simon Kuznets affirme lui, qu'en cas de croissance économique, même si au départ les inégalités augmentent, « Les fruits de la croissance s'étendent par suite aux autres secteurs de l'économie ». D'où l'expression de courbe en U inversé concernant l'évolution des inégalités. Cette théorie a été remise en cause par les travaux de Thomas Piketty qui montre que les progrès de la répartition des richesses dans les deux premiers tiers du XXᵉ siècle sont d'avantage un effet positif des deux guerres mondiales.

(4)
La propagande des pays totalitaires utilise une version plus efficace encore du système de répétition. En effet, si l'on obtient de l'individu qu'il effectue une action, par exemple assister à une manifestation nationale, la dissonance cognitive le pousse alors à adhérer aux principes qu'il a cautionnés en participant, même si c'est contre son gré. Festinger nous apprend de surcroît que l'effet obtenu est d'autant plus grand que la pression exercée sur l'individu pour obtenir sa participation aura été faible, parce que l'individu peut alors plus difficilement se justifier son action par un simple 'je n'avais pas le choix'.

(5)
Voir l'article 'Théorie du ruissellement' sur Wikipedia :
« Le dictionnaire Merriam-Webster note que le premier usage du mot « ruissellement » dans le sens économique remonte à 1944, et celui de 'théorie du ruissellement' à 1954.
La théorie du ruissellement apparaît dans le débat public dans les années 1980 avec Ronald Reagan et Margaret Thatcher. »
Ensuite, le terme évolue en fonction des objectifs de positionnement politique.
« Emmanuel Macron défend quant à lui la métaphore des 'premiers de cordée'. »

(6)
Le parti politique Français 'Front national', créé en 1972, doit en grande partie son ascension au martellement dans le débat publique de problèmes fantasmagoriques liés à l'immigration, et surtout à sa capacité à finalement rendre cette question omnipotente.
Par exemple, lors de l'émission politique 'Questions politiques' du 2 avril 2017, Stéphane Ravier, Sénateur Front-national affirme : « Je rappelle par exemple qu'il y a dans ce pays une politique d'immigration massive qui coûte aux Français environ 70 milliards d'euros par an »
Il est intéressant de rapprocher cette affirmation de l'article du Journal du CNRS intitulé 'De l’effet bénéfique des migrations sur l’économie' : « Nos travaux suggèrent justement que le débat politique de l’immigration se concentre beaucoup trop sur le supposé 'coût économique' des migrants. Nous montrons que leur présence, qu’il s’agisse des migrants permanents ou des demandeurs d’asile, n’a pas d’impacts économiques négatifs. »

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Nous avons choisi de prendre pour référence Hannah Arendt non pas tant par adhésion ou opposition vis à vis de ses thèses, mais du fait de l'importance des travaux qu'elle a consacré à la recherche des causes qui ont conduit à la Shoah.
Il convient de préciser que le fait de chercher les causes du coté du contenu idéologique et des conditions historiques se réfère à son grand livre Les origines du totalitarisme, et que le travail de Hannah Arendt ne s'arrête pas là. En effet, après avoir assisté au procès du nazi Adolph Eichmann, elle affirme que l'accusé était dominé par son objectif d'ascension sociale et non par des convictions personnelles, et surtout qu'à partir d'un certain stade il avait tout simplement cessé de penser l'aspect moral de son implication personnelle. Elle forge alors le concept de « banalité du mal », qui fera polémique, parce qu'il va à l'encontre de la conviction rassurante qu'une horreur telle que la Shoah ne peut être perpétuée que par des monstres fondamentalement différents de nous, en particulier au niveau des échelons hiérarchiques supérieurs.
Pour autant, Hannah Arendt ne fait pas la connexion avec la dissonance cognitive comme outil principal de l'aveuglement personnel, ni avec le népotisme généralisé qui conduit au "nous contre eux" comme sous produit toxique de l'ambition sociale, et encore moins avec la non confiance dans les décisions prises par les élites pour expliquer la première phase, à savoir la montée en puissance du populisme.