Chapitre 21
La justice

La grande transformation à apporter à ce niveau, c'est tout simplement de passer de l'application de la lettre de la loi à l'application de l'esprit de la loi.

Notre vision de la justice est encore très largement celle du siècle des Lumières où ce que l'on souhaitait, c'était en finir avec l'arbitraire de l'Ancien régime. Or ce qui a changé depuis, que Marx note dans Le Capital, et qui s'est considérablement amplifié depuis, c'est la complexité de nos organisations de production.

De fait, d'un coté, appliquer la lettre de loi est devenu intenable sur trois plans. Tout d'abord, cela a conduit à une explosion du volume des lois, qui rend le "nul n'est censé ignorer la loi" de plus en plus moralement intenable. De plus, comme l'a montré l'affaire Lehman Brothers, il est devenu possible de construire un business florissant, et toxique pour la collectivité, dont la base est de trouver des astuces pour contourner la loi. Enfin, particulièrement aux Etats-Unis, la complexité alimente la prolifération des emplois hors production, sous la forme d'un système juridique démesuré et oppresseur, produisant au final une exacerbation du stress sur les individus.

De l'autre coté, les cours Figures juridiques de la démocratie économique, donnés par Alain Supiot au Collège de France, que nous avions évoqués au chapitre 5, et plus particulièrement le 7ᵉ et le 8ᵉ cours, nous montrent que cette bascule vers l'esprit et non la lettre de la loi a déjà eu lieu, mais de manière inappropriée. En effet, dans les démocraties actuelles, les plus hautes juridictions, la Cour suprême aux Etats-Unis, le Conseil constitutionnel en France, interprètent déjà la constitution de manière de plus en plus extensive. Or comme celle-ci est une loi très générale, cela fait courir à la démocratie « un risque qui est, à mon sens, de nos jours, extrêmement pesant et manifeste, d'un gouvernement des juges, qui sous couvert de contrôle constitutionnel, font prévaloir leurs propres opinions politiques sur celles de la majorité telle qu'elle s'exprime démocratiquement au travers des élections », pour reprendre les mots d'Alain Supiot.
Il faut donc bien mieux permettre à tous les juges d'interpréter l'esprit de la loi, pour faciliter le travail du législateur en le dispensant de prévoir tous les cas, tout en lui donnant la possibilité de compléter sa pensée quand l'interprétation faite par les juges ne lui donne pas satisfaction. On redonne ainsi le dernier mot à la représentation nationale.
Concernant la limite du pouvoir fixée par la constitution à l'exécutif, et dont nous venons voir que l'interprétation par les plus hautes cours pose problème, on peut très bien ramener la constitution à un seul article qui synthétise ce livre:
Des décisions conformes à l'intérêt général issues d'une méthodologie conforme à la méthode scientifique.
A partir de là, pour les plus hautes juridictions, la raison de casser une décision n'est plus une nouvelle interprétation de leur part, auto validée ; c'est le fait de relever un défaut méthodologique dans le processus qui a conduit à la décision, ou de manière plus fréquente l'insuffisance d'analyse, comme dans le cas du remplacement de l'ISF par l'IFI que nous avions évoqué au chapitre 4, ou ultérieurement la constatation que la connaissance a avancé depuis, invalidant le raisonnement d'alors. La méthode de ces plus hautes juridictions devient dès lors inspirée du contrôle opérationnel présenté au chapitre 11.

Passer de la lettre de la loi à l'esprit de la loi est aussi un puissant levier pour assurer la bascule du pouvoir de l'action vers la réflexion, donc répondre à la problématique de Marx d'utilisation du progrès au profit du plus grand nombre.