Chapitre 13 La propriété
Dans la seconde partie de ce livre, nous avons présenté l'organisation de la production qui constitue le cœur de l'organisation sociale. Dans cette troisième partie, nous allons préciser d'autres aspects de l'organisation sociale dans le but d'exposer au final un système globalement cohérent. Certaines propositions politiques très novatrices, qui auraient pu faire l'objet de tout un ouvrage à thèse, sont ici exposées en quelques, voire une simple phrase. À vous de ne pas les rater !
L'idée que nous avons souvent suivie ici, c'est de présenter le ou les quelques changements clés, qui permettent de débloquer la situation, comme par exemple dans les chapitres traitant de l'écologie, la justice ou encore les media. En effet, faute d'une proposition claire qui fixe les grandes lignes du nouveau cadre dès le départ, il est assez peu probable que l'héritage du passé, le poids des habitudes et d'intérêts établis, permettent d'obtenir un changement de cette ampleur par simple amélioration continue issue de l'expérience de la profession. Ou alors, ce changement prendrait un temps qui se compterait probablement en siècles. En revanche, nous n'avons pas cherché à tirer la liste exhaustive des conséquences pratiques ou à détailler les modalités de mise en œuvre de ces quelques mesures structurantes. En effet, dans la partie deux, nous venons de définir ce qu'est une boucle de décision efficace et constructive qui permet de prendre en compte les problèmes rencontrés sur le terrain. La meilleure mise en œuvre, c'est donc de toujours mettre en place cette boucle, via la création d'organisations, de s'assurer qu'elle fonctionne bien, mais de ne pas présupposer ce qu'elle va produire au niveau des décisions stratégiques qui fixeront les modalités pratiques de fonctionnement. Pour autant, nous avions besoin de ces mesures structurantes pour permettre de mettre en place rapidement un environnement général cohérent. En effet, si la boucle de décision efficace et constructive est la clé, nous avons vu (chapitre 10) que lorsque des contraintes structurelles extérieures archaïques trop fortes rendent les meilleures solutions impossibles, alors, faute de résultats qui produisent un consensus social, le jeu des alliances, et à sa suite le mode de raisonnement irrationnel décrit au chapitre 4 risquent de reprendre le dessus. Au final, il convient donc de voir ces propositions politiques très novatrices comme des catalyseurs d'un projet de société cohérent, dont nous venons d'exposer le cœur dans la seconde partie de ce livre, plus que comme des améliorations à apporter au système actuel, qui, faute de prendre correctement en compte, au niveau de ses fondations, les implications du népotisme généralisé, et de la dissonance cognitive, ne sortira pas de son statut archaïque, quelles que soient les améliorations qui lui seront apportées au niveau des étages supérieurs.
Ce chapitre aborde la notion de propriété sous trois angles : la propriété de l'outil de production, la propriété héritée, et enfin les revenus issu du travail.
Pourquoi limiter la concentration des richesses ?
Nous avons vu au chapitre 5 que l'idéal des lumières comprenait la limitation de la concentration des richesses entre les mains d'un petit nombre. Cette limite a été mise en péril par la révolution industrielle du XIXᵉ siècle, ce que la loi Antitrust aux Etats-Unis visait à contrer partiellement en découpant les empires industriels devenu hégémoniques, pour éviter que la puissance du pouvoir privé ne puisse devenir supérieure à celle de la collectivité. Or, comme l'a montré Alain Supiot, la voie suivie au XXᵉ siècle a finalement été l'acceptation de la concentration sans limites du pouvoir économique (1), et pour y faire face, l'augmentation de la taille et la puissance des états fédéraux aux Etats-Unis et en Europe, c'est à dire une course au gigantisme. Or nous avons vu aussi, toujours au chapitre 5, que dans une démocratie, la concentration excessive du pouvoir économique conduit à un certain moment le peuple a voter pour un populiste vu comme un - illusoire - rempart contre la minorité possédante pas concernée par les difficultés quotidiennes du peuple. Nous en sommes là un peu partout dans le monde. En remontant la chaîne des conséquences, ce qui s'oppose à un retour à une taille plus raisonnable, c'est le dogme actuel du libre échange dérégulé à échelle mondiale, qui privilégie les organisations les plus puissantes. Continuons. Nous avons besoin de libre échange dérégulé, parce que nous avons absolument besoins de croissance, donc de nouveaux marchés à conquérir. Et enfin, nous avons besoin de croissance permanente pour compenser l'augmentation permanente de nos effectifs hors production, vu au chapitre 2 sous le nom de loi de Parkinson. Dans un but pédagogique, redescendons la chaîne des conséquences : prolifération du personnel hors production → besoin de croissance → besoin de nouveaux débouchés → mondialisation dérégulée → gigantisme des entreprises → concentration des richesses aux mains d'un petit nombre → vote populiste → dérive dictatoriale inéluctable. A quel niveau décide-t-on de casser cette chaîne infernale ? Les écologistes et altermondialistes souhaitent sortir de la logique de croissance. Alain Supiot souhaite limiter le gigantisme des entreprises conformément à la vision des lumières. Thomas Piketty souhaite limiter la concentration des richesses. Les populistes souhaitent généralement rétablir le protectionnisme. Nous affirmons que tout ceci est illusoire, et que le maillon sur lequel on doit nécessairement agir, c'est le premier. C'est tout le sens de la création des organisations décrites dans la seconde partie de ce livre. Si maintenant on aborde le problème dans l'autre sens ; une fois que l'on a décidé de lutter sérieusement contre la prolifération du personnel hors production, a-t-on besoin de faire plus ? En particulier, a-t-on besoin de limiter aussi la concentration du pouvoir économique en restreignant l'accès à la propriété, et donc la liberté ? En fait, une fois que l'on a cassé la chaîne de conséquences que nous venons de décrire, alors le gigantisme perd sa raison d'être. Pour autant, le risque qu'il fait courir à la démocratie ne disparaît pas, pas plus que l'exacerbation de la lutte interne pour le pouvoir qu'il engendre, donc le népotisme généralisé, et le stress sur les individus qui en résulte. De fait, il n'y a plus de raison de le tolérer. Ceci est aussi vrai de tous les autres maillons : une fois que l'on a rompu la chaîne infernale des conséquences, aussi bien la fin de la logique de croissance, que la limite fixée à la taille des entreprises, que le protectionnisme, redeviennent des évidences pour assurer que le progrès bénéficie à tous. Nous y reviendrons au chapitre 14 concernant l'écologie, et au chapitre 19 concernant le commerce mondial.
Propriété de l'outil de production
La propriété de l'outil de production est l'aspect de la propriété qui est au cœur de l'œuvre de Marx. En effet, celui-ci s'indigne que la révolution industrielle ait provoqué la concentration de cette propriété entre quelques mains, et ainsi créé une nouvelle classe miséreuse : celle des ouvriers.
Au niveau de la propriété de l'outil de production, nous cherchons ici à sortir de deux extrêmes. L'extrême capitaliste avec les grandes entreprises commerciales d'une part ; l'extrême collectiviste d'autre part. Nous allons tout d'abord expliquer pourquoi ces deux positions sont extrêmes, alors qu'en Occident on a souvent tendance à penser que seule la seconde l'est.
Concernant la notion d'entreprise commerciale tout d'abord, les limites du pouvoir fixées au capital se réduisent à, d'une part l'obligation de respecter la lettre de la réglementation, et d'autre part la contrainte de gagner de l'argent. Or cela représente un excès de pouvoir sur au moins trois points. Tout d'abord une entreprise peut prendre des décisions contraires à l'intérêt collectif. Ensuite, de manière plus subtile, elle peut prendre des décisions qui conduiront prédictiblement à sa perte, ou à sa mauvaise santé. Un exemple est le "cost killer" excessif de certains repreneurs. Enfin, dans notre société très complexe, une entreprise peut utiliser cette complexité pour contourner sciemment l'esprit de la loi tout en en respectant la lettre. Le cas Lehman Brothers dans les années 2000 en est une parfaite illustration.
Dans une économie collectivisée ensuite, les limites imposées se bornent à respecter partiellement la loi, et avoir un appui politique. En effet, le pouvoir basculant de fait du capital vers le politique, les entreprises tendent à assurer leur survie au moyen d'appuis politiques, ce qui favorise la corruption, c'est-à-dire une loi qui n'est pas appliquée également à tous.
Remarquons ensuite que le fait de privatiser ou de nationaliser, que l'on a tendance à regarder comme l'élément le plus révélateur d'un système politique, n'est pas en fait significatif en lui même. Ce qui détermine en fin de compte le fonctionnement de l'organisation sociale, et que l'on oublie de mettre en avant, c'est la gouvernance des organismes de production mise en place. Or le fait de privatiser ou nationaliser n'induit pas mécaniquement un mode de gouvernance qui serait canoniquement associé à chacun des deux. Par exemple, quand on nationalise, on peut aussi bien mettre en place un mode de gouvernance politique, comme c'est le cas dans les systèmes communistes, qu'un mode de gouvernance rationnel, comme nous le préconisons.
Il en ressort que dans une société moderne, donc complexe, la propriété de l'outil de production doit être avant tout sous réserve de bonne gestion, d'où le contrôle opérationnel introduit au chapitre 11. Une fois cette qualité assurée, il devient évident que les entreprises structurantes, c'est-à-dire celles qui sont avant tout donneurs d'ordres vis-à-vis de sous-traitants, doivent être nationalisées pour pouvoir devenir des organisations telles que décrites dans ce livre, car l'effet social de leurs décisions est amplifié.
Nous verrons au chapitre 17 consacré au financement de l'activité comment les organisations peuvent fonctionner sans capital.
La propriété héritée
Le système de régulation des inégalités que nous proposerons au chapitre 16 est basé sur un impôt sur le patrimoine. En effet, une fois que l'on a mis en place un système qui ne nécessite plus de capitaux privés pour financer l'économie, alors la notion de grandes fortunes devient inutile et moralement contestable. Donc il devient plus logique de taxer le patrimoine que les revenus.
De plus, nous verrons, toujours au chapitre 16, que nous nous proposons d'utiliser l'impôt sur l'héritage pour assurer l'équilibre des comptes publiques, c'est-à-dire faire disparaître ce que l'on appelle "la dette" en ce début de XXIᵉ siècle, et qui ne résulte en fait que d'une manière absurde de compter les choses. En effet, si une génération a fait des dettes publiques parce que le budget de l'état n'était pas équilibré année après année, alors elle ne peut pas faire hériter d'un coté à ses descendants directs le patrimoine acquis en partie grâce à ce crédit, et de l'autre à la collectivité dans son ensemble la dette correspondante. Il convient au moment de l'héritage de faire le rapprochement pour ne transmettre que le résultat net.
Les revenus issus du travail
Il nous semble clair que si l'on cumule robotique et décroissance, l'emploi ne peut plus être la seule source de revenus pour les classes populaires. De fait, au chapitre 16 consacré à l'impôt et la redistribution, nous incluons un système de revenu universel.
Inversement, le système d'imposition que nous proposerons ne contient pas de taxes spécifiques aux revenus issus du travail, que l'on appelle habituellement cotisations sociales et impôt sur le revenu. En effet, comme nous venons de le voir, il est plus logique d'effectuer une régulation sur la durée par un impôt sur le patrimoine que de vouloir prélever immédiatement les fruits du travail. De plus, nous ne cherchons pas non plus à limiter par l'impôt ou la loi les inégalités salariales, car nous pensons que le revenu universel est un mécanisme qui permet de remplacer avantageusement la notion de salaire minimum, et que de l'autre côté, le fait de limiter la taille des organisations, comme indiqué au chapitre 8, limitera de fait les salaires les plus élevés.
Rappelons enfin ce que nous avons dit au chapitre 5 dans le paragraphe "Une très brève histoire de l'humanité" : la fin du travail de masse n'est pas une calamité, mais un fruit potentiel de l'acquisition du savoir technologique, qui nécessite simplement l'adoption d'une nouvelle organisation sociale adaptée aux circonstances nouvelles. Plus précisément, un obstacle mental à dépasser, c'est de voir le travail comme LA source d'intégration sociale, donc par effet miroir la fin du travail universel comme un délitement de la société suivant l'adage « l'oisiveté est la mère de tous les vices ». Cette peur est un effet indésirable de la philosophie des lumières qui voyait le travail comme le moyen de l'émancipation, comme nous l'avons évoqué toujours au chapitre 5. Or ce dont il s'agit, c'est simplement de mettre progressivement fin à l'aliénation par le travail, c'est-à-dire mettre progressivement fin à accepter l'oppression sociale dans le cadre du travail, juste parce qu'il faut bien gagner sa vie. En effet, force est de constater que même après plus d'un siècle de démocratie, l'objectif d'émancipation par le travail de l'idéal des lumières n'a jamais été atteint pour la majorité de la population, et ne le sera jamais dans un système capitaliste démocratique, parce que le stress sur les individus, conséquence du népotisme généralisé, s'y oppose. Les organisations que nous avons présentées dans la seconde partie présentent deux caractéristiques qui favorisent l'épanouissement dans le travail. Tout d'abord, même lorsque leur raison d'être n'est pas gratifiante, les modalités de répartition du pouvoir limitent le stress lié au népotisme généralisé vu au chapitre 2. D'autre part les organisations que nous proposons unifient la notion d'entreprise commerciale, d'administration et d'association, de sorte qu'elles vont permettre l'évolution vers des raisons d'être plus gratifiantes au fur et à mesure de la marche du progrès.
(1) Le seuil du raisonnable est dépassé avec l'introduction de la notion 'Too big to fail' qui fait changer les entreprises de nature : les bénéfices sont toujours privés, mais les éventuelles pertes seront collectivisées.
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