Chapitre 19 Le commerce mondial
Il est temps de battre en brèche le mythe de l'avantage concurrentiel, et donc du libre échange massif, en constatant que dans la pratique, cela revient juste à privilégier le dumping social et écologique. Pour cela, donnons de nouveau la parole à Alain Supiot à la fin du 8ᵉ cours de la série Figures juridiques de la démocratie économique, donnée au Collège de France en 2017. Il y cite Maurice Allais, et son livre La mondialisation et la destruction des emplois et de la croissance : L'évidence empirique : « Le fait est que dans le monde entier, seuls quelques petits groupes, et tout particulièrement les dirigeants des multinationales, bénéficient de la mondialisation des économies. Ces groupes disposent d'immenses moyens financiers, et par personnes interposées, ils dominent tous les media, presse, radio et télévision. C'est ainsi que pour une très large part est réalisé l'endoctrinement de l'opinion. C'est ainsi qu'on fait croire que la mondialisation est inévitable, nécessaire et avantageuse pour tous. »
Or, nous avons vu au début de cette troisième partie, plus précisément au paragraphe "Pourquoi limiter la concentration des richesses ?" du chapitre 13, que le besoin d'une mondialisation dérégulée est causé par la prolifération du personnel hors production, c'est à dire des emplois non directement productifs, que nous avions décrits au chapitre 2 concernant la loi de Parkinson. Cependant, non seulement la mondialisation dérégulée ne limite pas le népotisme généralisé associé à ces emplois, et donc le supplément de stress sur l'ensemble des individus, mais en plus, c'est un remède paradoxal qui aggrave la maladie en même temps qu'il en cache les effets à court terme. En effet, la mondialisation s'accompagne d'une délocalisation du prolétariat vers l'Asie et l'Afrique, ce qui crée là-bas non seulement une misère proche de ce que dénonce Marx, que nous ignorons avec le plus grand cynisme, mais aussi, ce dont nous n'avons pas conscience, elle provoque simultanément une véritable explosion des emplois non directement productifs. Donc au fur et à mesure que les pays émergents vont réintégrer la conception, l'encadrement, le marketing pour répondre aux aspirations sociales de leur population, nous allons nous retrouver à importer des produits finis, donc perdre la forte valeur ajoutée que nous obtenions précédemment à bon compte, et de plus, nous retrouver avec le résultat d'années où nous n'avons pas lutté efficacement contre la prolifération des emplois inutiles et bien rémunérés que nous n'aurons plus les moyens de financer.
Dit simplement, avec le système actuel, notre plus gros problème à venir n'est pas le financement de la protection sociale pour les plus démunis, mais l'impossibilité de financer les classes moyennes qui ont pris l'habitude de travailler dans des secteurs mythiques et non productifs décrits dans l'article de Meyer et Rowan. Au moment de la crise grecque de 2008, le monde a découvert que loin de produire le rattrapage économique attendu, les subsides fournis à la Grèce, suite à son adhésion à l'Union européenne, avaient favorisé la corruption. Il se passe le même genre de phénomène avec les délocalisations de l'Europe et des États-Unis vers l'Asie et l'Afrique : en apparence tout fonctionne mieux puisqu'il y a croissance et amélioration des marges, mais dans la réalité, une subversion progressive du système de production a lieu, qui n'est pas combattue efficacement parce que trop de gens y trouvent leur intérêt immédiat. Dans le cadre de la délocalisation, le problème principal, c'est la multiplication des emplois inutiles et grassement payés, alors que le seul perçu est la perte des emplois industriels. Un point très important à comprendre, c'est que, actuellement, en cas de restriction au niveau d'une entreprise ou d'une administration, on pourrait naïvement penser que ce sont les emplois non directement productifs qui sont supprimés, et que le cœur de métier est préservé. La réalité est tout autre, parce que moins les emplois sont réellement utiles, plus les individus qui les exercent dépensent d'énergie au maintien de leur position sociale, donc à intriguer pour faire passer pour indispensable ce qui est accessoire, ou relève d'une organisation générale de l'activité inappropriée. Parkinson montre très bien comment les personnes sous employées créent de l'activité pour justifier le maintien de leur poste. La méthode, c'est le népotisme généralisé (chapitre 2), qui produit au final une exacerbation des luttes pour les positions sociales, ainsi qu'une pression de plus en plus grande sur les opérationnels. La dissonance cognitive intervient aussi lourdement à ce niveau, sous la forme du mensonge à soi-même. En effet, du fait qu'elles oublient de retirer de leur travail justifiant rémunération aussi bien ce qui est en fait inutile que ce qui relève de l'intrigue, ces personnes considèrent qu'elles travaillent beaucoup, donc que leur rémunération est justifiée. Or, même si nous avons vu au chapitre 13 que nous proposons d'aller vers une société où le travail deviendra de plus en plus marginal, pour autant, il faut bien que les biens et services soient produits, certes avec un maximum d'assistance de l'informatique et de la robotique, mais produits tout de même. De plus, il est important que chaque communauté puisse produire localement ce qui peut être produit localement, et en plus quelques autres produits ou services plus spécialisés, pour pouvoir équilibrer les échanges avec d'autres communautés, et obtenir ainsi l'accès à l'ensemble des produits et services qui nécessitent une concentration de moyens particulièrement grande, donc une spécialisation et des échanges sur de plus grandes distances. En conséquence, il sera très difficile de faire basculer les cohortes des emplois largement inutiles dans le nouveau système, tant à cause de leur réticence qu'à cause de leur difficulté à y retrouver une place satisfaisante. Au final, que l'on bascule dans le nouveau système, ou que l'on reste dans le système capitaliste actuel, la multiplication des emplois inutiles autrefois appelés bureaucratie, aujourd'hui généralisée sous l'appellation "bullshit jobs", constatée par Parkinson, analysée par Meyer et Rowan, et accélérée par les délocalisations à partir des années 1980, est le plus gros danger qui pèse sur nos économies. Nous n'avons pas trop de services publics, mais trop d'emplois inutiles ou pas vraiment utiles, dans le public comme dans le privé. Même si à la fin vous rejetiez en bloc toutes les propositions de ce livre, si vous avez compris cela, alors vous n'aurez pas perdu votre temps !
Vient ensuite le problème de l'exploitation des matières premières. Pour l'instant, trois systèmes existent. Le premier concerne principalement les pays ex-colonies où la corruption a empêché la mise en place d'un système politique permettant de tirer parti efficacement de la ressource, qui est alors pillée. Le second concerne les pays qui ont transformé leur matière première en rente. Le troisième correspond à la Chine, qui utilise ses matières premières pour imposer un monopole de fait sur les produits transformés. Le sujet du commerce mondial devrait être de fixer un prix et un rythme d'exploitation stable des matières premières, qui procure un réel bénéfice aux populations concernées, tout en limitant la tentation pour les autres pays de s'assurer l'accès à la ressource par le moyen du jeu d'influence géopolitique. Constatons cependant que la majorité des accords internationaux actuels sont établis à contresens de cet objectif. En effet, ils visent avant tout à assurer un accès à des marchés extérieurs, tant au niveau des marchandises que des capitaux. Or, nous avons vu dans la seconde partie de ce livre que l'hyper-spécialisation est une mauvaise idée : il faut produire localement tout ce qui peut l'être avec un niveau de productivité raisonnable, et n'effectuer des échanges à grande échelle que concernant ce qui nécessite une concentration importante de moyens. En effet, c'est à la fois plus écologique, et plus stable du point de vue social. Des accords internationaux sains seront donc basés sur le respect des règles communes d'accès aux matières premières, en échange de l'accès aux échanges internationaux des produits qui nécessitent une concentration importante de moyens. Autrement dit, notre vision n'est pas celle d'un marché international couvrant toujours plus de produits, et de son corollaire d'une spécialisation toujours plus grande des régions, et de l'instabilité qui s'exerce à grande échelle, mais celle d'un marché international ou s'équilibre l'échange des quelques matières premières mal réparties sur la planète avec les quelques produits nécessitant une concentration importante de moyens.
Celui qui ne lirait que ce chapitre pourrait conclure que ce que nous recommandons, c'est un retour au protectionnisme. Ce qu'il est important de comprendre, c'est que la limitation des échanges, pour être positive, doit suivre la mise en œuvre de la nouvelle organisation de la production présentée aux chapitres précédents, et ce dans le but de limiter la quête du pouvoir en limitant la taille des organisations, donc le népotisme généralisé et le stress permanent sur les individus. À l'inverse, un retour au protectionnisme dans le cadre du système capitaliste actuel se traduirait par une augmentation du népotisme généralisé, sous la forme d'une augmentation des ententes entre acteurs du même secteur, donc au final un stress plus grand sur les individus.
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