Introduction

Cette introduction présente trois aspects de ce livre : son objet, la méthode retenue, et la forme.

Objet

L'objet de ce livre est de proposer un modèle de société compatible avec les aspirations des hommes du XXIᵉ siècle.

Au XVIIᵉ siècle est née la science moderne, à savoir le trio expérimentation, publicité des résultats et conclusions avec description précise des conditions expérimentales, vérification et critique par tous. Cela a induit à partir du XIXᵉ siècle un bond technologique sans précédent dans l'histoire de l'humanité, qui a bouleversé notre rapport à la nature : nous avons acquis grâce à notre savoir-faire technique la capacité de nous protéger du plus grand fléau qui était la famine, ainsi que de faire littéralement exploser la productivité du travail dans de nombreuses activités.
Pourtant, dès le XIXᵉ siècle, des observateurs tels que Zola et Marx remarquent que quelque chose cloche. En effet, le progrès (1) semble servir les uns au détriment des autres pour lesquels la situation semble même empirer. C'est encore largement vrai en ce début de XXIᵉ siècle, à ceci près que les victimes du progrès ont tendance à se concentrer dans certains pays.
Ce qui cloche, c'est que la science n'a pas produit de méthode objective et efficace d'organisation des sociétés humaines, et que de fait, les méthodes de gouvernement sont devenues archaïques au regard de notre puissance nouvelle liée à la technologie, et des aspirations qui en découlent.

D'un système avant le XVIIᵉ siècle où le pouvoir était principalement aristocratique, la révolution scientifique et technologique a fait partout glisser le pouvoir vers le capital. C'est ce que Marx décrit, et il annonce que le peuple doit inéluctablement reprendre le pouvoir pour contrer les effets pervers liés à ce glissement.
Or, d'une part la prise du pouvoir par le prolétariat n'a pas eu lieu partout, et d'autre part, quand elle a eu lieu, elle a produit in fine un simple nouveau glissement temporaire du pouvoir vers le politique cette fois-ci, qui n'a pas résolu les problèmes initiaux de l'incapacité du système social à mettre le progrès au service de tous.
Enfin, au XXᵉ siècle, l'absence d'alternative a fini par faire émerger une autre forme de contestation que Marx n'avait pas anticipée, plus négative car conduisant plus inéluctablement encore à la tyrannie, le populisme.

Disons le simplement : la grande force de Marx, c'est d'avoir analysé avec précision la nature et la mécanique de la perversion du système capitaliste, là où Zola et les autres romanciers réalistes se contentaient d'en décrire les effets. La grande faiblesse de Marx, c'est d'avoir amené à penser qu'il suffisait de renverser le système pour que le problème soit résolu. Or l'histoire nous montre régulièrement que renverser sans planifier précisément ce qui vient après, est très aléatoire. Nous ne nous avancerons pas concernant le fait de savoir si Marx avait conscience ou non des limites de son travail, mais le sujet de ce livre est bien d'aller jusqu'à proposer un système d'organisation sociale complet et cohérent, adapté aux nouvelles capacités que la révolution scientifique et technologique a fourni aux humains.

Méthode

Pour atteindre cet objectif, nous avons composé ce livre en trois parties :

La première partie, constituée des chapitres 1 à 7, reprend l'analyse de Marx et la réactualise à la lumière des apports ultérieurs de l'histoire et des sciences sociales.

La deuxième partie, constituée des chapitres 8 à 12, décrit le cœur du système d'organisation proposé, à savoir comment organiser la production, en justifiant chaque point par son lien avec les éléments de la première partie.
L'originalité de cette organisation, c'est d'éviter les deux travers que l'on retrouve dans pratiquement toutes les propositions d'organisations sociales antérieures, à savoir, soit avoir comme clé de voûte du système la vertu individuelle, c'est à dire supposer l'émergence miraculeuse d'une nouvelle humanité plus droite ou altruiste, soit au final justifier l'oppression du faible par le fort en la présentant comme naturelle ou positive.

Enfin, la troisième partie, constituée des chapitres 13 à 22, aborde toute une série de transformations à apporter dans des domaines connexes pour assurer la cohérence, et donc la viabilité de l'ensemble.

La deuxième partie montre immédiatement que nous avons fait le choix d'une solution collective, dans la tradition des penseurs des lumières, puis de Marx, et par opposition à Krishnamurti qui préconisait une libération individuelle. Cela ne signifie en rien que nous considérons que la solution individuelle ne soit pas valable, mais nous considérons qu'elle ne concerne qu'une minorité, donc n'est pas de nature à nous permettre d'apprivoiser la puissance issue des révolutions technologiques de ces derniers siècles dans un délai raisonnable permettant d'éviter une ultime catastrophe écologique ou militaire.
De plus, nous traitons l'aspect individuel au chapitre 22, qui peut très bien être lu directement à la suite de la première partie. Or, cette lecture montre que la justification principale des préconisations que nous effectuons à titre individuel est leur effet de réduction de la conflictualité, c'est à dire leur effet collectif. Autrement dit, les contraintes les plus importantes se situent sur le plan collectif, et non sur le plan individuel. Il est logique de centrer le livre sur l'aspect collectif, et de ne traiter l'aspect individuel qu'à la fin.

Au niveau méthodologique, cet ouvrage repose sur deux piliers. Le premier, c'est de commencer par bien comprendre ce qu'est la nature humaine, par opposition à ce que l'on aimerait qu'elle soit. Le second, c'est le recoupement des thèmes pour bien évaluer sous tous les angles la robustesse du système proposé.
Partir de "qu'est-ce que l'homme ?", c'est-à-dire préciser ce dont nous avons hérité de l'évolution en terme de capacités, limites et prédispositions comportementales, nous a semblé du bon sens pour un livre qui traite de problématiques d'organisation sociale, et pourtant... cela semble ne jamais avoir été fait, comme si ce qu'est la nature profonde de l'homme était une évidence du simple fait que nous côtoyons des hommes tous les jours ! Définir plus précisément la nature humaine sera donc l'objet de notre première partie. Le but, c'est de construire dans un second temps le système social comme un bon complément pour combler les lacunes liées à l'imperfection de notre évolution génétique. Par opposition, les modèles de société proposés antérieurement sont basés sur une vision de l'homme implicite et surtout simplement vraisemblable, c'est-à-dire très largement arbitraire, comme cela se faisait depuis l'Antiquité, et de ce fait, le raisonnement qui en découle, éventuellement brillant, ne repose sur rien de solide. Nous prendrons en revanche ici le plus grand soin de fonder notre vision de la nature humaine sur les quelques bases solides qui ont pu être établies conformément à la méthode scientifique moderne, et pour cela, nous irons principalement chercher du côté de la sociologie et non de la philosophie, ce qui constitue la première singularité de cet ouvrage.
Si le choix drastique que nous avons effectué parmi les théories disponibles, par opposition à une approche encyclopédique qui aurait consisté à toutes les présenter sur un pied d'égalité, peut se justifier par le caractère scientifique et pertinent des quelques unes retenues, en revanche, nous en tirons des enseignements qui vont au delà de ce qu'ont formulé les auteurs même de ces recherches. Par exemple, du documentaire Primates des Caraïbes nous déduirons au chapitre 2 la notion de népotisme généralisé. Mais surtout, nous effectuons des connexions nouvelles entre des observations provenant de différents domaines, par exemple en rapprochant ce documentaire des travaux de C. Northcote Parkinson. Dès lors, il y a danger puisque l'on risque de retomber dans l'arbitraire déguisé, très à la mode de nos jours au niveau par exemple des méthodes de management, où l'on fait dire à des sciences fondamentales, comme par exemple les neurosciences, des choses qu'elles ne disent pas, en y ajoutant une extrapolation arbitraire ou des analogies simplistes et douteuses.

C'est là qu'intervient notre second pilier méthodologique, à savoir la troisième partie, qui vise à sécuriser la proposition par l'importance des recoupements. Il s'agit là de la seconde singularité de cet ouvrage, à savoir ne pas traiter en profondeur, comme cela se fait habituellement, un seul aspect de la vie sociale, par exemple la justice. Ainsi nous proposerons une organisation générale qui couvre toutes les grandes lignes, et dont la justification est liée non seulement à l'origine scientifique des bases qui nous ont servi à poser notre vision de la nature humaine dans la première partie, mais aussi à la cohérence de l'ensemble. Pour expliquer cette démarche de recoupement, nous citerons Jean-Marie Guyau dans Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction : « La vérité n’est pas seulement ce qu’on sent ou ce qu’on voit, c’est ce qu’on explique, ce qu’on relie. La vérité est une synthèse : c’est ce qui la distingue de la sensation, du fait brut ; elle est un faisceau de faits. Elle ne tire pas son évidence et sa preuve d’un simple état de conscience, mais de l’ensemble des phénomènes qui se tiennent et se soutiennent l’un l’autre. Une pierre ne fait pas une voûte, ni deux pierres, ni trois ; il les faut toutes ; il faut qu’elles s’appuient l’une sur l’autre ; même la voûte construite, arrachez-en quelques pierres, et tout s’écroulera : la vérité est ainsi elle consiste dans une solidarité de toutes choses. » Nous compléterons cette explication méthodologique au début de la troisième partie.
En résumé, l'originalité et la portée de ce livre tiennent en trois points : d'abord la sélection originale de théories basées sur des expérimentations conformes à la méthode scientifique moderne pour éclairer ce qu'est la nature humaine, ensuite le rapprochement tout aussi inédit entre des théories provenant de différents domaines, et enfin le recoupement pour assurer la validité de l'ensemble.

Enfin, le choix de prendre comme point de départ Marx est le résultat de deux constatations : d'une part Marx ne se contente pas de dénoncer la misère sociale, mais il effectue une analyse approfondie des causes, qui reste largement pertinente pour comprendre la situation actuelle ; d'autre part, les remèdes qu'il suggère sont ceux qui ont conduit au système occidental actuel, à savoir la social-démocratie. Encore faut-il pour comprendre cela se défaire de l'imaginaire collectif, issu de l'affrontement idéologique de la guerre froide, qui réduit Marx au marxisme, c'est-à-dire la prise de pouvoir par le prolétariat et la collectivisation des moyens de production en application du Manifeste du parti communiste dont il est coauteur avec Engels. Or l'œuvre de Marx ne se réduit pas à ce pamphlet. Son ouvrage majeur, auquel nous nous référons ici, c'est Le Capital, qui non seulement fournit une analyse des causes beaucoup plus approfondie, mais aussi pose les grandes lignes des solutions de régulation plus modérées qui seront mises en œuvre en Occident au XXᵉ siècle, à savoir l'éducation obligatoire et le code du travail.

Forme

Concernant la forme maintenant, en filant la métaphore architecturale de Jean-Marie Guyau, nous souhaiterions que ce livre soit lu comme une cathédrale. En effet, le visiteur d'une cathédrale qui se contenterait de porter son attention sur l'esthétique de chaque pierre, l'une après l'autre, au lieu de se concentrer sur la structure d'ensemble, risque fort de repartir très déçu. Il en va de même de ce livre : le lecteur qui se contenterait de porter son attention sur le style de chaque phrase, au lieu de chercher à voir la structure d'ensemble, risque fort d'être pareillement déçu.
Notre objectif est de permettre à une vision nouvelle de diffuser dans la société, et pour cela, nous nous adressons aussi aux jeunes adultes et aux personnes dont le métier est de faire, et pas seulement aux intellectuels. Pour faciliter la compréhension, nous avons donc adopté un style scolaire, peut-être au détriment du plaisir de la lecture.

Juste un dernier avertissement avant de commencer. L'autre spécificité stylistique de ce livre, c'est sa densité. Certains concepts, qui auraient pu justifier à eux seul tout un livre sont traités ici en moins d'une page, donc pour en tirer le meilleur parti, il convient de réduire considérablement sa vitesse de lecture.

 

(1)
Nous définissions ici le progrès comme l'augmentation des capacités technologiques.