Chapitre 3 La dissonance cognitive
Dans ce chapitre, nous allons aborder les apports de la sociologie du XXᵉ siècle non plus au niveau de la compréhension de la dynamique de groupe, mais au niveau du fonctionnement des individus. Le livre qui va nous servir de fil rouge est assez peu connu des non sociologues. Il s'agit de A Theory of Cognitive Dissonance écrit en 1957 par Léon Festinger. Une traduction en français a été publiée en 2017 sous le nom Une théorie de la dissonance cognitive.
Implications de la dissonance cognitive sur notre vision de l'humain
La théorie de la dissonance cognitive proposée par Festinger affirme qu'un individu éprouve un stress dès lors que deux informations portées à sa connaissance sont contradictoires, dissonantes, et qu'il va dès lors chercher à faire disparaître cette dissonance. Le cœur du livre de Festinger est une classification des différentes méthodes que l'individu peut utiliser pour cela. Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, c'est que souvent l'une des informations est issue de l'expérience de l'individu, et l'autre d'un évènement qui vient soudainement la contredire. Dans ce cas, l'attitude rationnelle consistant à remettre en question l'expérience acquise est en fait peu fréquente. Oublier l'élément qui a apporté la contradiction, rejeter sa validité sous prétexte qu'il n'est pas totalement prouvé, rechercher et adopter de nouvelles croyances pour renforcer celles qui viennent d'être ébranlées, ou considérer qu'il n'y a pas contradiction dès lors que l'on généralise, sont des attitudes beaucoup plus fréquentes.
Lorsqu'il synthétise au maximum, Festinger fait cette remarque clé pour la suite de cet ouvrage : contrairement à l'idée reçue d'un individu rationnel qui agit en fonction de sa raison, l'observation scientifique montre un individu qui ajuste a posteriori ses croyances pour justifier ses actions. Pour illustrer ce phénomène, reprenons une des expériences menées par Festinger. Des personnes sont invitées à participer à une expérience parfaitement ennuyeuse, pour laquelle elles sont rétribuées, certaines par un montant minime, d'autres par un montant plus conséquent. Puis on demande à toutes ces personnes ce qu'elles pensent de l'expérience. Le résultat est que les personnes mal rétribuées expriment un avis plus positif concernant l'expérience. L'explication, c'est que quand la somme n'est pas suffisante, les individus cherchent d'autres explications pour justifier a postériori leur action, dans le cas présent avoir accepté de participer à l'expérience. Dans la même logique d'auto-conviction a posteriori de son attitude, si la participation à une expérience demande plus d'efforts, alors elle sera vue comme plus intéressante. Voici un autre exemple moins intuitif de l'effet de la dissonance cognitive : des personnes devant effectuer un choix entre deux produits passeront d'autant plus de temps à continuer à collecter de l'information positive concernant le produit choisi après avoir effectué le choix, qu'au moment du choix les mérites perçus du produit retenu n'étaient pas nettement plus importants que ceux de l'autre, de sorte qu'au bout d'un certain temps, l'écart entre les deux produits leur semblera plus grand. En résumé, contrairement à la vision idéalisée que nous avons de l'humain comme être rationnel au sommet de l'évolution, Festinger nous montre un individu qui cherche plus à justifier a posteriori ses erreurs qu'à les corriger. Donc il a tendance à les répéter, et plus il les répète, plus revenir en arrière devient dissonant, donc difficile.
Ce phénomène de consolidation a posteriori des choix, indépendamment de leur pertinence, a une conséquence très lourde particulièrement intéressante pour la suite de cet ouvrage : ce qui est le plus difficile, c'est de faire modifier son action habituelle à un individu, fut-elle inappropriée et les éléments pour le prouver relativement simples et clairs. De plus, ce que montre Festinger dans la partie "Maintien de convictions incorrectes" de son chapitre X, c'est que, dans le cas de situations complexes, le simple soutien social - c'est-à-dire le fait que d'autres fassent la même erreur que nous - suffit bien souvent à nous faire maintenir collectivement une position erronée. Or la plupart des choix d'organisation sociale sont complexes, de sorte que le simple usage peut suffire à maintenir l'illusion de leur pertinence. En gros, le "on a toujours fait comme cela, donc c'est bien" permet d'évacuer les arguments qui remettent en question le bien fondé de l'usage, pour peu que la situation soit complexe, c'est-à-dire presque tout le temps.
Continuons la liste des mauvaises nouvelles : dès lors que nous acceptons une action sous la contrainte, que ce soit une contrainte forte comme une menace physique, ou une contrainte plus faible comme le fait de travailler pour gagner sa vie, la dissonance cognitive agit généralement dans le sens de nous faire progressivement accepter le bien fondé de ces actions. Nous y reviendrons dans la seconde partie de ce chapitre plus spécifiquement consacrée au monde du travail.
Enfin, les problèmes que révèlent la dissonance cognitive ne s'arrêtent pas à la difficulté à corriger les erreurs. Il faut y ajouter que les mêmes mécanismes fournissent à l'individu la possibilité de se dégager de sa responsabilité à bon compte, et de préserver ainsi sa bonne conscience. Par exemple, le simple fait de ne pas être d'accord, aura tendance à être interprété comme disculpant de la co-responsabilité des actes du groupes, même lorsque la personne ne s'y est pas fermement opposée, ni même opposée tout court. Citons Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem : « 'L'émigrant intérieur' sauve sa conscience en n'étant pas d'accord dans son fort intérieur, mais sans changer son action ... pour ne pas être démasqué ! » Encore une fois, nous avons l'illusion d'un individu rationnel, faisant ses choix en conscience. Cela provient sans doute des histoires de notre enfance, dans lesquelles les méchants ont conscience de leur méchanceté, et l'assume. Or la dissonance cognitive nous montre qu'agir contre l'intérêt d'autrui s'accompagne généralement d'un mensonge à soi-même, qui en utilisant les méthodes énumérées dans la théorie de la dissonance cognitive, permet généralement à l'individu d'agir au final en toute bonne conscience, d'autant plus facilement que la situation est complexe. Autrement dit, le monde qui va mal n'est pas le résultat de quelques individus qui font le mal en conscience comme les méchants des histoires de notre enfance, ni même le résultat des actions dont nous ne sommes pas fiers mais que nous faisons quand même par opportunisme, mais bien plus le résultat de l'énorme masse d'actions que nous effectuons contre l'intérêt d'autrui, et pour lesquelles le mensonge à nous-mêmes nous permet de n'éprouver aucune mauvaise conscience, bien au contraire.
Comme Marx et Parkinson, Festinger part de constatations et non de spéculations, puis propose une explication des causes, mais donne peu de solutions pour faire changer cet état de fait. Ce qui est plus étrange, vu l'importance de la théorie de la dissonance cognitive pour la compréhension de la cognition humaine, c'est que Festinger oublie de traiter deux questions importantes liées à la dissonance cognitive, qui ne le seront pas d'avantage par ses multiples successeurs qui se contenteront de chercher à invalider ou affiner la théorie initiale.
La première question est : Festinger considère que la dissonance cognitive est un constituant fondamental de notre mécanique cognitive. Il nous dit aussi que ce n'est pas forcément le seul, mais il n'essaie pas pour autant d'établir la liste exhaustive des constituants de notre mécanique cognitive. Nous allons immédiatement ajouter le népotisme généralisé, ou ambition sociale, que nous avons vus au chapitre 2, et formuler l'hypothèse que ces deux éléments suffisent comme fondations pour bâtir toute la suite de ce livre. Plus précisément, le désir d'ascension sociale constitue la motivation initiale, et la dissonance cognitive préserve notre capacité d'action pour y parvenir.
La deuxième question est : dans tout le livre de Festinger, les expériences relatées sont construites sur un modèle sociologique, c'est-à-dire dans lesquelles ce que l'on mesure, c'est la proportion d'individus choisissant chaque option proposée. Sur la fin du livre, Festinger aborde le volet psychologique de manière naïve puisqu'il se propose uniquement de classer les individus en fonction de leur tolérance à la dissonance cognitive. Ce que nous attendions à ce niveau, c'est quelque chose de beaucoup plus ambitieux, qui aurait consisté à établir une nouvelle classification des profils psychologiques, dont le fondement scientifique serait son efficacité à prédire le comportement d'un individu soumis aux différentes expériences sociologiques.
Par contre, on trouve dans les développements ultérieurs de la théorie de la dissonance cognitive une proposition intéressante : la résolution de la dissonance cognitive nous servirait à préserver notre capacité à agir en limitant notre niveau de doute. Cet argument recoupe parfaitement la vision proposée dans le livre The stupidity paradox: The power and pitfalls of functional stupidity at work que nous aborderons plus loin dans ce chapitre.
Une fois posées ces deux limites dans les travaux de Festinger, énumérons-en quelques conséquences pour mieux mesurer leur importance.
Le point de départ d'une psychiatrie scientifique
Pour l'instant, le fait que la psychiatrie n'est pas encore une science est assez communément admis, et trois approches principales s'opposent. La première consisterait à chercher des bases scientifiques à la psychiatrie du côté des neurosciences. Le problème, c'est que si les neurosciences répondent bien aux critères de la démarche scientifique, leur objet d'étude ne couvre que certains mécanismes basiques à l'œuvre dans le fonctionnement cérébral, mais pas l'ensemble complexe qui produit notre psychologie. Vouloir expliquer la psychiatrie par les neurosciences, c'est un peu comme vouloir expliquer notre organisation sociale en observant uniquement les déplacements des citoyens. La seconde consiste à renoncer à adopter des bases scientifiques, et considérer que la thérapie se réduit à une interaction verbale médecin - malade qui suit des conventions fondées sur une théorie simplement vraisemblable, comme dans l'Antiquité, par exemple la psychanalyse. La troisième enfin est l'approche cognitivo-comportementaliste, qui vise à réinsérer l'individu en l'entraînant, et donc le conditionnant à effectuer des actions conformes aux attentes sociales. Le problème ici, c'est que l'objectif affiché, pour obtenir l'accord du patient, c'est l'épanouissement de l'individu, mais comme on ne sait pas définir les comportements qui produisent cet épanouissement chez un individu particulier, on y substitue les comportements considérés les plus efficaces pour atteindre le succès social, que l'on a déduits de l'observation d'individus ayant connu de très grands succès. Or d'une part absolument rien ne dit que ces recettes produiront les mêmes effets quand elles sont appliquées à d'autres individus, et d'autre part, l'épanouissement personnel ne se résume pas au succès social.
Or, comme nous venons de le voir, depuis plus de 50 ans, la dissonance cognitive ouvre la première possibilité d'une approche scientifique dans le domaine de la psychiatrie, via l'établissement d'une classification des personnalités qui serait validée par son efficacité à prédire le comportement des individus lors des différentes expériences sociologiques. Reste maintenant à effectuer le lourd travail de définition de ces catégories ou axes, et des outils permettant de caractériser un individu. Un axe pourrait être par exemple la sensibilité de l'individu au soutien social. Dans le chapitre 10 d'Une théorie de la dissonance cognitive, Festinger explique que plus une situation est complexe, plus un individu pourra maintenir une conviction incorrecte pour peu qu'il reçoive du soutien social, c'est-à-dire que d'autres individus fassent la même erreur que lui. L'exemple qu'il prend est celui de citoyens japonais habitant les États-Unis d'Amérique, ayant demandé leur rapatriement au Japon à la fin de la seconde guerre mondiale, et restant persuadés, même sur le bateau de retour, que c'est le Japon qui avait gagné la guerre. Aussi, la remarque « on n'a pas autre chose [que la psychanalyse] » du psychiatre et psychanalyste Pierre Sidon lors de l'émission Les chemins de la connaissance du 11 décembre 2018 nous semble à la fois révélatrice - on ne cherche pas - et problématique, parce qu'elle vise à justifier le maintien de la psychiatrie comme la seule branche de la médecine non soumise à la démarche scientifique, donc « pas efficace du tout » pour reprendre les mots de Jean-Christophe Rufin (1).
Pour illustrer la pertinence d'une classification basée sur la prédiction du comportement dans les expériences de sociologie, prenons par exemple le cas de l'Autisme. La classification américaine DSM a fini par plus ou moins renoncer à définir cette catégorie, devant les difficultés à en définir les critères. Nous proposons de définir l'Autisme comme une motivation plus faible pour la lutte pour le statut social, c'est-à-dire une prédisposition moindre au népotisme généralisé vu au chapitre 2, ainsi qu'une sélection différente des solutions privilégiées en cas de dissonance cognitive, qui reste bien évidement à préciser. Ce qui est intéressant avec cette approche, c'est qu'il n'y a plus des individus normaux, et des individus défaillants, mais deux modes de traitement de la dissonance cognitive qui ont chacun leurs avantages et inconvénients ; ce qui explique beaucoup mieux d'une part les difficultés rencontrées par les autistes dans une société qui ne l'est majoritairement pas, et dans laquelle les règles ont donc été établies par des non autistes, mais aussi d'autre part leur intérêt social pour compenser le manque de rationalité des individus dits normaux que les études sociologiques à la base de la théorie de la dissonance cognitive ont mis en lumière, mais que la psychiatrie ignore. En d'autres termes, le premier problème de la classification actuelle, c'est qu'elle se base sur une normalité dont la seule réalité objective est de correspondre au comportement du groupe majoritaire, donc dominant. Et par conséquent, le second problème est qu'elle crée de ce fait un biais qui amène à caractériser toutes les autres catégories en terme de défaillances. En témoigne le remplacement du mot Autisme, qui littéralement signifie centré sur soi même, par l'expression Troubles envahissants du développement. Ceci révèle un autre obstacle qui empêche pour le moment la psychiatrie de devenir une science : la psychiatrie n'ose pas regarder - et donc présenter à la société - l'individu normal pour ce qu'il est, à savoir très largement irrationnel, comme le montre la théorie de la dissonance cognitive.
La spiritualité comme outil pour limiter la dissonance cognitive
Au niveau des pratiques spirituelles maintenant, la non dualité bouddhiste peut être relue avantageusement en termes de dissonance cognitive. En effet, elle consiste à se débarrasser des biais identifiés par la dissonance cognitive, c'est-à-dire accueillir objectivement les informations qui viennent contredire nos expériences passées. De même, la méditation peut être vue comme un exercice visant à baisser le niveau de tension mentale générale pour permettre ensuite à une information dissonante de ne pas être immédiatement bloquée par un mur de réactions défensives, donc un outil pour aider à établir un fonctionnement harmonieux de la dissonance cognitive. Pour autant, nous n'approfondirons pas ici ces sujets, car nous préférons poser méthodiquement au chapitre 22 une philosophie minimaliste qui tienne compte des avancées de la science au travers de la sociologie du XXᵉ siècle.
La dissonance cognitive dans le monde du travail
Un effet direct de la dissonance cognitive dans le monde du travail est décrit dans le livre The Stupidity Paradox: The Power and Pitfalls of Functional Stupidity at Work de Mats Alvesson et André Spicer. Ce livre s'intéresse d'abord aux comportements effectifs dans les entreprises de très haute technologie, ou dans les cabinets de conseil ayant une image élitiste et ne recrutant qu'à la sortie des écoles les plus prestigieuses : on y rencontre principalement de la bureaucratie et du fonctionnement très ordinaire, en complet décalage avec l'image extérieure de l'entreprise. De même, la promotion y repose officiellement sur l'excellence, mais dans la pratique sur le jeu des alliances. Ensuite, le livre constate que les jeunes qui arrivent dans ces entreprises à la fin de leurs études, après une période de surprise et de déception, finissent généralement par adopter la culture et les méthodes de l'entreprise et perdre leur sens critique. Le livre conclut que les entreprises y trouvent un certain bénéfice en terme de capacité d'action, au prix d'un risque accru lié à l'incapacité à prendre en compte les indices annonciateurs d'une catastrophe. Au niveau de la promotion basée sur le jeu des alliances, c'est l'illustration que le népotisme généralisé est la norme dans les entreprises commerciales. L'incorporation rapide par les jeunes du décalage entre le discours et la réalité illustre parfaitement le propos de Festinger du travail permanent pour réduire la dissonance cognitive. Un élément intéressant à noter à ce niveau est que quand on interroge des employés et leur supérieur, seul le supérieur a besoin de se mentir concernant l'importance de son travail, ce qui se fait généralement par l'adoption de croyances concernant les vertus d'un management éclairé. Enfin, la conclusion du livre annonce que le bénéfice obtenu en contre partie du risque accru lié au manque de rationalité observé, est l'optimisation de la capacité d'action. Ceci recoupe les propos de l'ajout dans la nouvelle édition de Une théorie de la dissonance cognitive.
Venons-en maintenant aux effets plus subtils de la dissonance cognitive dans le monde du travail. Pour cela, reportons nous à l'article de John W. Meyer et Brian Rowan publié en 1977 dans American Jounal of Sociology et intitulé Institutionalized Organizations: Formal Structure as Myth and Ceremony. Il s'agit d'un article de synthèse duquel nous retenons plusieurs points clés. Tout d'abord, l'organisation formelle des organisations (2) correspond à l'application de bonnes pratiques dont l'efficience est considérée comme acquise sans vérification. Ensuite, à côté de cette organisation formelle affichée de manière ostentatoire, se met en place discrètement une organisation informelle nécessaire du fait que la première ne permet pas d'effectuer correctement l'activité réelle, mais sans pour autant la remettre en cause. De manière assez surprenante, les organisations qui acceptent de mettre en place ces organisations formelles inefficientes, reposant sur ce que l'article qualifie de mythes, perdent en efficacité, mais au final augmentent leurs chances de survie, parce qu'elles créent la confiance en interne et en externe, et facilitent ainsi leur accès aux financements. Enfin, l'article rapporte que plus une organisation a incorporé dans sa structure formelle de bonnes pratiques mythiques, plus aux contrôles et évaluations objectifs tendent à se substituer des évaluations ritualisées et inefficientes : la confiance s'est substituée à la rationalité. Comme le livre The stupidity paradox: The power and pitfalls of functional stupidity at work, l'article de Meyer et Rowan constate la médiocrité des organisations effectives, et le décalage entre l'image affichée et les pratiques réelles. Comme le livre, il l'explique par l'intérêt qu'y trouvent les organisations. Pour autant, l'article laisse plusieurs questions en suspens, auxquelles nous allons maintenant tenter de répondre.
La première question est : pourquoi et comment les mythes se mettent en place ? Pour y répondre, nous ferons appel à la tripartition de Georges Dumézil que nous exposerons plus en détail dans le prochain chapitre. Pour l'instant, contentons-nous de la représentation simplifiée que nos sociétés sont réparties en trois groupes sociaux, qui correspondent au clergé, à la noblesse et au tiers état dans l'Ancien régime. Répétons-le : si notre motivation principale héritée de notre patrimoine génétique est l'ascension sociale, alors, à tout moment, il y a des gens qui cherchent à faire émerger un nouveau dieu, parce que cela permet de constituer un nouveau clergé, donc cela créer des places socialement élevées. Pour comprendre cela, il convient de se reporter à la notion de clergé dans l'Antiquité, où à chaque dieu correspondait un ou plusieurs temples et le clergé associé, par opposition à notre héritage judéo-chétien monothéiste. Dans le panthéon économique, on ajoute donc régulièrement de nouveaux dieux, comme par exemple la qualité, l'entreprise citoyenne, le manager qui fait grandir ses équipes, le respect de l'environnement, la e-réputation, le progiciel de gestion intégré, l'externalisation des données, etc. À chaque fois vont se mettre en place des normes, et des formations diplômantes, pour encadrer le nouveau domaine, c'est-à-dire sanctuariser le nouveau clergé.
Ensuite, ce que montrent Meyer et Rowan, c'est que les organisations, qu'elles soient entreprises commerciales ou administrations, ne vont pas chercher à être performantes dans les différents domaines, mais simplement se conformer aux nouvelles contraintes, et pour cela, elles vont largement se contenter d'employer des personnes ayant les diplômes correspondant, ou appliquer la méthode standard du domaine, sans se préoccuper de sa pertinence, ce qui amène la seconde question : pourquoi les entreprises commerciales ne luttent elles pas énergiquement contre ces mythes, alors qu'ils conduisent à mettre en place des organisations formelles inefficaces qui vont au final minorer leurs résultats ? Comme vu au chapitre 2, pour progresser socialement, ce qui est le plus efficace, c'est d'être stratège dans le jeu des alliances. Or aller dénoncer l'absence d'utilité, ou de rationalité, d'un des mythes de la culture d'entreprise, cela revient à déclarer la guerre au clergé correspondant, ce qui est généralement une mauvaise stratégie ; donc les gens qui progressent le mieux dans l'échelle sociale l'évite. En d'autres termes, ils font tout simplement passer leur intérêt personnel avant celui de l'entreprise. Si maintenant, on considère le cas d'un chef d'entreprise qui serait l'actionnaire unique de son entreprise, on pourrait se dire que pour lui, l'intérêt personnel correspond celui de l'entreprise, donc qu'il a moins de raisons de préserver ces mythes à l'intérieur de son entreprise, puisque qu'en les rejetant, il pourrait faire progresser son résultat en limitant les coûts peu productifs qui y sont associés. Cependant, une entreprise ne fonctionne pas de manière isolée, mais en étroite relation avec des clients et des fournisseurs, si bien que le fait de ne plus appliquer la norme va exposer le chef d'entreprise au risque de devoir s'expliquer concernant ses choix, donc à dénoncer des mythes, et par conséquent mettre en demeure ses interlocuteurs de clarifier la situation à leur niveau, ce qu'ils risquent de ne pas du tout apprécier.
Ce qui nous amène à la troisième question : est-ce que les gens qui ne dénoncent pas les mythes de la culture d'entreprise le font par opportunisme et hypocrisie ou en toute bonne foi ? C'est à ce niveau que l'on retrouve le fort lien avec la dissonance cognitive. Plus les individus sont conscients de la nature mythique des organisations formelles inefficientes mais présentées comme les bonnes pratiques, rationnelles et optimales, plus ils se retrouvent en situation de dissonance entre leur savoir et le comportement nécessaire pour pouvoir passer les alliances utiles dans le cadre professionnel, donc plus leur capacité d'action se retrouve amputée. L'optimum pour réussir son ascension sociale, c'est donc de croire en toute bonne foi à la pertinence des organisations formelles inefficientes. Un autre indice confirme la majoritaire croyance en toute bonne foi dans la pertinence des organisations formelles inefficientes. Si le banquier n'y croyait pas sincèrement, son intérêt serait de cesser de financer plus largement les entreprises qui mettent en œuvre le plus largement ces organisations formelles inefficientes, contrairement à ce que Meyer et Rowan constatent.
Autres biais cognitifs
La liste des biais cognitifs validés scientifiquement est longue. L'intérêt de la dissonance cognitive exposée par Festinger, c'est qu'il ne s'agit pas d'un biais cognitif, mais de la découverte d'un constituant fondamental de la mécanique cérébrale qui explique un grand nombre de ces biais cognitifs. Nous ne chercherons pas ici à établir un panorama de ces biais. Pour cela, consultez l'article Wikipedia correspondant. En revanche, nous allons en présenter trois qui nous semblent plus particulièrement pertinents à prendre en compte au moment de bâtir un nouveau système d'organisation sociale.
Le premier biais, c'est la surconfiance des ignorants, plus doctement appelée effet Dunning-Kruger. En gros, quand on demande à des personnes d'évaluer leur capacité à résoudre un problème, la surévaluation de leur propre compétence est d'autant plus importante que leur compétence effective se révélera faible. Un autre versant du même effet est notre tendance à penser que nous sommes plus compétents que les autres. Le mécanisme de fonctionnement de ce biais est assez simple à comprendre : dans la très grande majorité de nos analyses et décisions, nous appliquons des heuristiques, c'est-à-dire des astuces pour ne pas avoir à traiter le problème dans toute sa complexité. Nous économisons notre effort cognitif, et si nous ne le faisions pas, nous serions très lents, et très fatigués en fin de journée. Si nous sommes inexpérimentés dans un sujet, nous utilisons des heuristiques générales, et si nous sommes experts, nous utilisons des heuristiques beaucoup plus circonstanciées et spécifiques au domaine. Ce qui change au passage, c'est la fiabilité des heuristiques mises en œuvre, et le fait que si nous sommes experts, lorsque le cas particulier montre des spécificités qui fait qu'il ne correspond bien à aucune de nos heuristiques à disposition, nous risquons, en fonction de notre profil psychologique soit d'être alerté et de passer sur un mode d'analyse plus approfondi, soit d'appliquer quand même l'heuristique à cause de la dissonance cognitive qui nous dit qu'en tant qu'expert nous ne pouvons pas ne pas savoir. Par contre, la personne inexpérimentée vis-à-vis du sujet à traiter applique une heuristique large qui s'appliquera quels que soit les détails du cas à traiter. La conséquence au niveau du système d'organisation sociale est évidente : on ne peut pas demander à une personnes d'évaluer sa capacité à résoudre un problème. Dans le système actuel, cela se traduit par la tendance à exiger que la personne dispose du diplôme approprié. Cependant, Meyer et Rowan montrent que cela a pour conséquence des contrôles purement formels, c'est-à-dire que l'on se repose entièrement sur l'expert en poste. Or nous venons de voir qu'en cas de difficulté, rien ne permet de dire qu'il aura le courage social de dire qu'il ne sait pas. C'est d'autant plus vrai que les autres risquent fortement de ne pas l'y encourager. C'est le drame maintenant bien connu des lanceurs d'alertes. Mais l'effet de la surconfiance ne s'arrête pas aux experts techniques, bien au contraire. Au niveau des étages hiérarchiques de direction, l'effet est plus net encore, et d'autant plus que l'on monte dans la hiérarchie, et que la dissonance cognitive invite l'individu à considérer que sa place correspond nécessairement à des compétences exceptionnelles, et que la seule justification de son poste et son salaire exceptionnel devient sa "capacité à prendre des décisions".
Le deuxième biais que nous avons choisi de relever, et dont les conséquences vont s'appliquer à la suite du premier, c'est la dissymétrie de la prise de risques exprimée dans la théorie des perspectives. Cette théorie dit que nous cherchons avant tout à maximiser la probabilité d'un gain, et à minimiser la probabilité d'une perte, mais pas à optimiser le gain ou la perte probable, c'est-à-dire le gain multiplié par sa probabilité ou la perte multipliée par sa probabilité. Dit plus simplement, face à une perspective de gain, nous ne prenons pas assez de risque et cherchons à gagner quelque chose plus ou moins à coup sur, quitte à ce que ce ne soit pas grand chose, et à l'inverse, face à la perspective d'une perte, nous prenons trop de risque et cherchons à éviter à tout prix de perdre, quitte à perdre beaucoup quand nous perdons. Le second côté est bien connu du grand public sous la forme du syndrome du joueur qui cherche à tout prix à se refaire et finit par tout perdre. Au niveau du monde du travail, cela va se traduire à deux niveaux : d'une part, un conservatisme certain au moment de la prise de décision, qui conduit généralement à l'adoption d'une solution mythique comme le décrivent Meyer et Rowan, vue comme la solution "qui a le plus de chances de marcher". De l'autre côté, lorsqu'on constate qu'un choix passé s'est avéré mauvais, la décision privilégiée ne sera pas de constater la perte puis de repartir sur des bases saines, mais de biaiser toutes les décisions suivantes dans le but de faire disparaître ou minimiser l'erreur initiale.
Enfin, le troisième biais cognitif, que nous qualifierons de biais de l'évaluation symbolique, correspond à la constatation qu'au moment d'effectuer le choix d'un produit ou une alternative complexe, nous avons tendance à baser notre décision sur quelques qualités perçues des différents produits ou alternatives, alors qu'à l'usage, ce qui déterminera notre satisfaction est bien plus l'absence de défaut du produit ou de l'alternative choisie. La raison initiale de ce choix méthodologique est assez évidente : anticiper les éventuels défauts nécessite d'avoir envisagé tous les aspects, alors que choisir plus ou moins arbitrairement un certain nombre de critères d'évaluation permet de réduire à volonté la complexité du processus de décision. Là où il y a biais, c'est que si par la force des choses, on décide d'évaluer de manière simpliste, on devrait alors aussi modifier la méthode d'évaluation de manière à prendre en compte cette sur-simplification ; par exemple, en privilégiant la possibilité, la facilité, et le faible coût d'adaptation du produit à posteriori. Ou encore en organisant une expérimentation sur le terrain avant la décision finale pour rendre visible les défauts. Or, on constate que dans la pratique, la prise en compte de la sur-simplification du processus de décision n'a pas lieu. Ceci est particulièrement clair au niveau du choix des logiciels informatiques, qui sont devenu des produits extrêmement complexes. Tout se passe comme si ce que cherchait le décisionnaire, c'est à donner l'illusion d'une décision rationnelle, et non à effectuer une décision rationnelle. De notre point de vue, cela signifie que ce que constatent Meyer et Rowan au niveau du processus de production dans l'entreprise est également vrai au niveau du processus de décision.
Conclusion
Le processus de résolution irrationnelle de la dissonance cognitive nous apparaît au final avant tout comme l'outil de l'aveuglement, et donc du mensonge en toute bonne foi, c'est-à-dire une limite imposée à la rationalité pour favoriser le jeu des alliances, et donc l'ascension sociale. Or, ceci contredit notre intuition, qui est le résultat d'une éducation nous conduisant à supposer que le mensonge n'intervient qu'en cas de mauvaise foi (3).
Si pour la suite on ne devait retenir qu'une chose de la dissonance cognitive, c'est le fait qu'on ne peut pas faire confiance à une personne simplement parce qu'elle a les compétences requises, et encore moins parce qu'elle a le diplôme correspondant. Cela deviendra encore plus évident au prochain chapitre qui illustrera tout cela en décortiquant des processus de décision effectifs. Un système social crédible visant à faire profiter à tous du progrès doit donc nécessairement mettre en place un mécanisme efficient pour vérifier chaque raisonnement conduisant à une décision impliquante pour la collectivité.
(1) Jean-Christophe Rufin, lors de sa conférence au Collège de France le 23 janvier 2018. Il ne parle pas spécifiquement de la psychiatrie, mais de la médecine comme branche des humanités, c'est à dire la médecine non soumise à la méthode scientifique.
(2) Organisations signifie tout aussi bien entreprises que administrations.
(3) Cette éducation qui nous conduit à associer mensonge à mauvaise foi est elle même le résultat d'une longue tradition philosophique, qui commence avec Platon et continue avec le Stoïcien Marc Aurèle puis Descartes. Cette tradition voudrait que le seul véritable obstacle à la clairvoyance soit l'ignorance. Autrement dit, elle présuppose que tout homme a la possibilité de prendre une décision éclairée pour peu qu'il se donne le mal d'étudier correctement le sujet. Le seul autre obstacle envisagé à cette clairvoyance naturelle, ce sont les passions. Or, la dissonance cognitive, c'est la science qui réfute cette croyance rassurante de manière beaucoup plus fondamentale, en révélant d'autres mécanismes conduisant au mensonge à soi même. Par exemple, les chapitres 2 et 3 du livre de Festinger abordent les conséquences des prises de décisions, et montrent une distorsion de la réalité résultant d'une inquiétude et non d'une passion.
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