Chapitre 8
Les organisations

Notre objectif dans ce chapitre, c'est de poser le décor du vivre ensemble, c'est-à-dire le cadre de production. Pour cela, commençons par préciser que la production s'effectue dans des entreprises. Définissons alors ce que nous entendons par entreprise : un certain nombre de gens associés en vue de remplir une mission d'utilité collective formulée dans la raison d'être de cette entreprise. Comme nous le verrons par la suite, notre notion de l'entreprise peut couvrir aussi bien ce que l'on nomme actuellement entreprise commerciale, que ce que l'on nomme administration, ou ce que l'on nomme association. À la fin de ce livre, on aura compris que cette notion d'organisation peut même remplacer nos notions de gouvernement et d'assemblées. De ce fait, dans la suite, nous avons choisi d'abandonner le mot "entreprise" trop proche de l'actuel "entreprise commerciale" au profit du mot "organisation".

La présentation de la structure des organisations sera complétée au chapitre 12 concernant les notions d'intégration horizontale ou verticale, et donc de sous-traitance.

Présentation des organisations

On cherche à architecturer la production sous la forme d'organisations-villages, c'est-à-dire suffisamment grandes pour que personne ne soit indispensable au bon fonctionnement, et suffisamment petites pour que tout le monde se connaisse et puisse tenir compte des particularités de chaque individu.
Au niveau de l'effectif, une étude préconise le nombre de 150, appelé nombre de Dunbar (1). Retenons ici simplement l'objectif d'une centaine, jusqu'à ce qu'il puisse être affiné par le retour d'expérience. L'idée à retenir dès maintenant, c'est que tout nombre significativement plus grand ou significativement plus petit devra être motivé.

L'objectif de l'organisation-village, c'est en grande partie de contenir l'élément clé de la nature humaine qu'est l'ambition sociale, dont les effets ont été décrits au chapitre 2 concernant la loi de Parkinson. Idéalement, on aurait une organisation à seulement deux étages. Dans la pratique, il n'y a pas de règle absolue à ce niveau, mais nous verrons dans la suite comment le nouveau formalisme vise à limiter l'effet "boîte aux lettres", c'est-à-dire limiter le nombre de personnes qui, quand elles reçoivent une requête, se contentent de la transmettre, de superviser le processus, au lieu de traiter elles-même le sujet. Dans la pratique, cela implique d'une part de privilégier les circuits courts au niveau du process, et d'autre part de limiter les fonctions annexes dont la multiplication est dénoncée dans l'article de Meyer et Rowan.
Un autre effet social important des organisations-villages, c'est de permettre d'intégrer facilement les personnes présentant des défaillances physiques ou mentales. En effet, dans une organisation-village, d'une part tout le monde se connaît, ce qui permet de prendre en compte facilement les spécificités de chaque individu, et d'autre  part le système de financement, que nous aborderons au chapitre 17, permet d'ajuster en conséquence la productivité attendue.

Nous arrivons maintenant, enfin, à la présentation concrète du nouveau formalisme imposé aux organisations. Une organisation doit tenir à jour trois documents officiels, qui sont sa comptabilité, son journal des problèmes, et son journal des réflexions stratégiques.
Pour la comptabilité, rien de changé par rapport à ce qui se fait aujourd'hui, donc nous ne rentrerons pas dans les détails.
Le fonctionnement du journal des problèmes sera décrit au chapitre 9. En quelques mots, il recense tous les petits imprévus qui au jour le jour entravent le fonctionnement optimal de l'organisation, ainsi que leur analyse, les améliorations envisagées et leur mise en œuvre. Un exemple d'entrée dans ce journal pourrait être "Ce matin, il n'y avait plus d'encre dans l'imprimante au moment d'imprimer les factures".
Enfin, le journal des réflexions stratégiques sera décrit au chapitre 10. Il recense les réflexions de fond menées par l'organisation concernant son positionnement, sa manière de fonctionner, et le suivi de la mise en œuvre des conclusions. C'est la manifestation la plus directe de la décision, prise au chapitre 7, d'encadrer le processus de décision pour le rendre rationnel, c'est-à-dire de supprimer l'hégémonie de l'action sur la réflexion.

Au niveau de la hiérarchie, une organisation comporte uniquement trois rôles particuliers qui constituent le bureau.
Le président, tout d'abord, est chargé de l'attribution des ressources de réflexion stratégique. Mais attention, ce n'est pas le décideur in fine comme on le trouve au niveau des associations ou à la tête de la Vᵉ République. En effet, il ne peut pas arbitrer les décisions ni intervenir au niveau de la mise en œuvre. Il est simplement responsable de la qualité de réflexion stratégique.
Le directeur, ensuite, est chargé de la mise en œuvre des conclusions de la réflexion stratégique, ainsi que du journal des problèmes. Tout ce qu'on lui demande, c'est d'organiser le traitement des problèmes, pas de jouer la mouche du coche en voulant tout contrôler, y compris ce qui fonctionne bien. Ainsi, on peut lui reprocher l'abus de pouvoir s'il décide de l'organisation pour autre chose que répondre à un problème ponctuel rapporté dans le journal des problèmes, ou pour faire avancer la mise en œuvre des conclusions d'une réflexion stratégique. Autrement dit, le directeur est responsable de l'efficacité opérationnelle de tous les jours, en particulier de la gestion des imprévus, mais pas des choix d'organisation qui s'inscrivent sur la longue durée et qui relèvent de la réflexion stratégique.
Le trésorier, enfin, gère la comptabilité, le financement auprès des banques, et l'allocation des ressources (salaires, réflexion stratégique, etc). Il est donc responsable de la bonne utilisation des ressources.
Il n'existe pas de fonction hiérarchique formalisée autre que ces trois là, ce qui permet aux organisations de fonctionner idéalement avec un seul niveau d'encadrement. En ce sens, les organisations se rapprochent des associations loi de 1901, à ceci près que le rôle du président est purement stratégique, et que le quotidien est exclusivement géré par l'équivalent du secrétaire qui se rapproche donc de la notion de secrétaire général.

Le bureau est élu, parmi les personnes de l'organisation encore éligibles et candidates. Il s'agit d'un vote où chaque personne note tous les candidats. Les notes attribuées par chaque électeur sont pondérées par une fonction de la cote stratégique de l'électeur. Ensuite, la note obtenue par chaque candidat est la moyenne de ses notes pondérées après avoir retiré le tiers le plus bas et le tiers le plus haut (2). Le candidat élu est celui qui a reçu la meilleure note.
L'élection du bureau est le seul recours au scrutin prévu dans l'organisation sociale proposée dans ce livre. La raison d'une utilisation si rare de la notion d'élection est la méfiance dans ce mode d'attribution des fonctions, explicitée au paragraphe "L'illusion de l'élection" du chapitre 7. En revanche, les modalités proposées pour le scrutin tiennent compte des études mathématiques visant à optimiser le fonctionnement électif, alors que les scrutins traditionnels fonctionnent sur des modalités archaïques. En particulier, le biais le plus fondamental des scrutins actuels est de demander à l'électeur de choisir, au lieu de lui demander de noter chaque candidat. Ce faisant, l'électeur ne dit rien concernant tous les candidats sauf un, ce qui multiplie au final le nombre de configurations dans lesquelles le candidat élu déplaît fortement à une part importante du corps électoral, donc exacerbe de futurs conflits sociaux.
Le fait de recourir à une élection pour constituer le bureau vise aussi à ne pas totalement ignorer le fait que, actuellement, un des deux piliers du système de décision est de faire prendre la décision par un individu ayant l'appui du groupe social le plus puissant. Il s'agit là de ne pas oublier les limites du système de décision que nous avons élaboré au chapitre 7, à savoir que, pour certaines décisions, les connaissances actuelles ne permettent pas d'établir un choix sur une base totalement rationnelle et objective. De fait, une notion d'élection vise à sécuriser ces cas difficiles.
Pour l'autre pilier actuel du processus de décision, qui est la compétence statutaire de celui qui prend la décision, nous avons préféré simplement pondérer le poids de chaque vote par une fonction liée à la cote stratégique de l'électeur. Nous n'avons pas formulé le détail de cette fonction, parce que tant que nous n'avons pas fait vivre le système de cotation stratégique, nous n'avons pas la capacité de descendre à ce niveau de détail. En revanche, le fait de préciser dès à présent une pondération signifie que nous choisissons de traduire la capacité objective d'un individu à conduire avec méthode une étude, reflétée par sa cotation stratégique, en une capacité à choisir avec discernement les personnes à qui confier l'encadrement. Cela nous a semblé plus pertinent que le simple recours au statut, diplôme ou mandat, utilisé actuellement très largement comme unique justification.

Il nous paraît utile de redire à ce stade que la mission des membres du bureau n'est pas de diriger, c'est-à-dire de prendre les décisions qui détermineront l'avenir de l'organisation. Chaque fonction du bureau consiste simplement à satisfaire une des trois contraintes méthodologiques qui lui est imposées.
En particulier, dans le cas général, le président n'effectue pas lui-même les analyses stratégiques, donc ne prend pas les décisions structurantes qui en résultent. Le président se contente d'assurer que le processus d'étude des questions stratégiques est correctement mené. En ce sens, le changement de président ne représente pas pour une organisation telle que nous l'envisageons un changement aussi important que pour une entreprise ou une association actuelle. De la même manière, il n'incombe pas au président d'être visionnaire.
Le directeur peut avoir un rôle ponctuellement plus directif puisque le traitement des problèmes courants peut l'amener à prendre des décisions rapides. Mais justement, cela ne peut être qu'exceptionnel. Si une problématique devient récurrente, alors elle doit être étudiée dans le cadre d'une réflexion stratégique, et le directeur ne sera plus alors responsable que de la mise en œuvre des conclusions de l'étude.
Au final, le fait d'être élu membre du bureau ne donne pas le pouvoir, mais juste la responsabilité du bon fonctionnement d'une des trois fonctions de base de l'organisation. On comprend mieux que le modèle de fonctionnement des organisations retenu répond effectivement à l'objectif exprimé au début de ce chapitre de limiter l'ambition sociale. Aujourd'hui, ce qui est vu comme socialement avancé, c'est souvent la prise de décisions collectives, par le vote. Or, si le vote permet d'éviter la tyrannie du chef, il ne réduit pas efficacement le jeu des alliances, c'est-à-dire la tendance au népotisme généralisé, et le stress qui en résulte.
Ainsi, l'approche que nous avons retenue d'un formalisme pour assurer la rationalité des décisions est une avancée majeure par rapport à celle de l'élection qui assure simplement le soutien de la décision par le groupe social le plus puissant. Cette avancée devient d'autant plus grande que le progrès technologique rend l'organisation de la production plus complexe, donc les décisions stratégiques plus complexes pour bien mesurer l'ensemble des conséquences, par exemple écologiques. En ce sens, l'organisation proposée ici est une réponse directe à l'analyse approfondie du processus de décision que nous venons de mener au chapitre 4.

Si pour finir, nous établissons un parallèle avec la tripartition de Dumézil, nous constatons que nous avons repris les trois fonctions, mais au lieu de répartir les effectifs sous la forme traditionnelle d'un petit nombre pour la fonction sacerdotale, un petit nombre pour la fonction martiale, et la majorité pour la fonction de production, nous avons opté pour une personne exactement pour chaque fonction, et toutes les autres non différenciées. Ceci est cohérent avec le fait que les trois personnes du bureau, qui représentent respectivement les trois fonctions ne sont plus chargées de l'exercice de la fonction, mais simplement garantes que la fonction est exécutée de manière satisfaisante dans l'organisation. C'est par cette bascule que l'on peut espérer sortir de la fonction vue comme source, donc enjeu, de pouvoir. Sortir de la fonction comme source de pouvoir est lié à la barrière qui est mise vis-à-vis de tenir des raisonnements ineptes vu au chapitre 4, dont une des deux justifications est le statut. Or à partir du moment où la fonction n'est plus une source de pouvoir commode à utiliser, elle cesse de devenir un enjeu du pouvoir.
Dit autrement, avec cette définition du bureau, on a cherché à proposer quelque chose qui ne soit pas trop étranger à notre culture, tout en y apportant une modification importante, à savoir être garant au lieu d'exercer la fonction, pour prendre en compte les difficultés liées à la nature humaine que nous avions identifiées aux chapitres 2 et 3.

Recherche de la taille optimale des organisations

La taille recommandée pour les organisation est un compromis entre différentes contraintes contradictoires.

Plus les organisations sont petites, plus la production d'un bien ou d'un service aura tendance à impliquer de nombreuses entreprises. Or il est beaucoup plus difficile d'optimiser un fonctionnement impliquant plusieurs entreprises que d'optimiser un fonctionnement n'en impliquant qu'une. Dit autrement, plus on réduit la taille des organisations, plus on exacerbe les problèmes d'interfaces entre les différents acteurs.

De plus, plus une organisation est petite, plus les moyens qu'elle peut allouer à une réflexion stratégique sont modestes, donc moins elle est capable de traiter rationnellement des problématiques complexes.

À l'inverse, plus les organisations deviennent grandes, plus il devient difficile de limiter la multiplication des niveaux hiérarchiques, c'est-à-dire de lutter contre l'effet de la loi de Parkinson évoquée au chapitre 2, à savoir à la prolifération des fonctions non productives.
Pour les mêmes raisons, il devient plus difficile de contenir l'ambition sociale, et donc la lutte pour le pouvoir.
Par effet de bord, il devient plus difficile d'éviter que les analyses stratégiques soient biaisées en fonction d'intérêts particuliers.

De plus, plus une organisation devient grande, plus son emprise sur le territoire devient importante, de sorte qu'elle devient localement incontournable, donc incontrôlable, ce qui augmente le risque qu'elle ne travaille plus au service de tous.

Ceci explique notre position de départ d'une centaine de personnes comme le maximum perçu que l'on peut atteindre sans que la constitution de niveaux hiérarchiques multiples devienne une fatalité, du fait que les gens ne se connaissent plus tous. Pour autant, cette position reste floue, puisqu'il est probable qu'à une centaines de personnes, différentes équipes se constituent déjà inévitablement, avec pour résultat un niveau hiérarchique de chef d'équipe. Pour autant, réduire à la taille recommandée pour les organisations à celle naturelle d'une équipe qui est probablement plus de l'ordre d'une dizaine de personnes nous a semblé trop contraignant au niveau des moyens à disposition de l'analyse stratégique. Cela deviendra plus clair à la lecture du chapitre 11 concernant le contrôle opérationnel. Dit autrement, plutôt que de chercher à éviter à tout prix l'apparition éventuelle d'un niveau hiérarchique de chef d'équipe, nous avons privilégié un formalisme contraignant au niveau des études stratégiques pour en garantir la qualité méthodologique, que nous détaillerons dans les chapitres suivants, et pour lequel une centaine de personnes nous a semblé intuitivement plus réaliste. De plus, dans le cadre d'une organisation d'une dizaine de personnes, il serait probablement assez difficile d'obtenir que les fonctions de président et de directeur ne soient pas exercées par une seule et même personne qui deviendrait alors un chef statutaire, ce qui tendrait à mettre à bas tous les efforts que nous déployons pour faire émerger un raisonnement explicite et rigoureux au niveau des études stratégiques menant aux décisions. Ce nombre recommandé, initialement fixé à une centaine, sera donc affiné suite au retour d'expérience lié à la mise en œuvre pratique.

À ce stade, il nous semble intéressant de revenir un instant sur la problématique de Marx évoquée au chapitre 1 de mise au service du plus grand nombre du progrès technologique.
Le progrès technologique impose l'augmentation de la taille des organisations, pour tenir compte de l'augmentation de la complexité. Pour autant, cette augmentation n'est pas sans conséquences, et doit donc être limitée. C'est une piste que Marx n'avait semble-t-il pas exploré dans Le capital au niveau de ses propositions de régulation du capitalisme par la loi.

 

(1)
Les chercheurs ont semble-t-il établi chez les primates une corrélation entre la taille du néocortex et celle du groupe social dans lequel ils évoluent. Le nombre de 150 a alors été déduit de la taille du néocortex des humains.
Voir Theory of mind ans the evolution of language, de Robin Dubar.

(2)
Une alternative plus sophistiquée consiste à trier les notes pondérées, les répartir sur le segment [0,1], puis les pondérer une seconde fois par la fonction sin²(πx). Cela revient comme précédemment à ajouter une pondération zéro aux notes extrêmes, une pondération un à la note médiane, mais aussi à faire varier continûment la pondération pour les notes intermédiaires au lieu de passer brutalement de zéro à un au niveau de 1/3 de l'effectif, puis revenir brutalement à zéro au niveau de 2/3.