Chapitre 1
Marx pose la problématique

Commençons par préciser la lecture que nous faisons du grand livre de Marx, à savoir Le Capital. Nous parlons bien de l'ouvrage Le Capital, et non du Manifeste du parti communiste à nos yeux d'un intérêt moindre.

Les premiers chapitres du Capital présentent avec force précisions la notion de plus-value. Marx explique que cette plus-value se répartit entre l'ouvrier et le capitaliste, et que dans la grande industrie, la part qui revient à l'ouvrier tend à se réduire au strict minimum permettant à la classe ouvrière de « se reproduire ». Il s'agit là du revenu minimum permettant de juste survivre, une fois inclues les contributions issues du travail des femmes et des enfants. Comme Jean-François Revel, nous pensons que l'impression de rigueur issue de l'imposant formalisme de Marx est une illusion, comme bien souvent en science économique. En effet, dans les modes de production antérieurs, la plus-value existait déjà, et se répartissait entre, d'une part le producteur, paysan ou artisan, et d'autre part les privilégiés, ecclésiastiques, aristocrates,  ou bourgeois. La part des privilégiés correspondait aux impôts et taxes, et pouvait tout aussi bien conduire à la misère des producteurs. En témoignent les périodiques jacqueries. Ce n'est donc pas dans le formalisme que l'apport de Marx nous semble le plus pertinent.

Défauts structurels du capitalisme

En effet, là où Marx interpelle magistralement son époque, c'est quand il explique que contrairement à l'idée intuitive que le progrès devrait être principalement bénéfique, l'industrialisation dans un contexte capitaliste, produit quatre types de dérèglements sociaux majeurs et structurels.

Premier dérèglement social : le changement d'organisation du travail s'impose brutalement à tous. En effet, en augmentant la productivité non pas de quelques pourcents, mais par un facteur qui peut être de 100, dans une économie de marché, l'industrialisation produit un effondrement des prix, et par conséquent, ceux qui persistent à produire de manière artisanale sont tout simplement ruinés.

Deuxième dérèglement social : l'industrialisation rompt le fragile équilibre entre le travailleur et l'employeur, au détriment du premier. Dans l'économie peu productive d'avant l'ère industrielle, en période de prospérité économique, c'était la capacité de production qui limitait la croissance, donc l'artisan qui était l'élément principal de la production disposait de quelques arguments pour négocier avec son employeur. Dans l'économie industrialisée, quatre facteurs viennent affaiblir la position de travailleur. Premièrement, un glissement du facteur limitant la croissance, de la capacité de production vers la capacité à écouler la production. En second lieu, l'élément principal de la production tend à devenir la machine, donc le capital et non la force de travail. Troisièmement, la machine tend à rendre le travail humain élémentaire, répétitif, donc à rendre le travailleur aisément remplaçable par un autre. Quatrièmement enfin, chaque avancée technique majeure de l'industrie jette brutalement à la rue un grand nombre d'artisans supplantés par quelques machines, qui tels des réfugiés, ne seront guère en situation de défendre leurs intérêts.
De fait, Marx en conclut que le sort de l'ouvrier ne peut être amélioré que par la loi ou la lutte des classes.

Troisième dérèglement social : nous avons vu que l'industrialisation fait passer d'une croissance limitée par la capacité de production à une croissance limitée par la capacité de vendre. Cela crée une plus grande instabilité. En effet, un ou plusieurs nouveaux arrivants peuvent désormais supplanter les existants en très peu de temps, les ruiner et donc les faire disparaître, avec des conséquences en cascade au niveau des sous-traitants. Au final, tout cela se traduit par des crises à répétition.

Quatrième dérèglement social : l'augmentation massive de la capacité de transformation liée à l'industrialisation des manufactures provoque mécaniquement une augmentation en amont du besoin en matières premières, et en aval du besoin de débouchés pour les produits finis. Cette augmentation est si massive que les capacités nationales se trouvent rapidement saturées, provoquant une forte incitation à l'intensification de la politique coloniale pour accéder à de nouvelles sources de matières premières et créer de nouveaux marchés captifs pour écouler les produits finis.

Ce qui est frappant, et qui justifie probablement la place importante occupée par Marx dans l'histoire de la pensée sociale, c'est que ces quatre défauts structurels restent parfaitement valides en ce début de XXIᵉ siècle. Reprenons.

Concernant le premier dérèglement social lié au changement d'organisation qui s'impose à tous, Marx prend l'exemple des tisserands indiens, qui ont été ruinés en masse par l'arrivée de la marchandise produite industriellement en Angleterre : « Les os des tisserands blanchissent les plaines de l'Inde ».
On retrouve le même genre de phénomène aujourd'hui avec les agriculteurs indiens. Arrivent des industriels fournisseurs d'engrais. La production augmente, les prix finissent par baisser significativement, et ceux qui n'ont pas accepté d'utiliser l'engrais sont ruinés. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Arrivent quelques mauvaises récoltes, et ceux qui ont accepté d'utiliser l'engrais, endettés, se retrouvent expropriés à leur tour.
Même si le phénomène est plus lent et amorti par l'intervention périodique de l'État, un peu comme dans l'Angleterre de Marx, c'est la même histoire qui se joue avec la petite agriculture française depuis des décennies, simplement au lieu de l'engrais du cas indien, il faut transposer par machines agricoles plus engrais, et au lieu de mauvaises récoltes, il faut transposer en mauvaises récoltes plus fluctuations des cours.
Ce que l'on peut retenir de ce premier point, c'est que dès lors qu'il doit effectuer des investissements importants pour produire, et plus seulement suer, le petit producteur indépendant devient dépendant soit de l'État, soit de la finance. Dans le second cas, c'est très simple : il disparaît. Le premier cas, c'est ce que Marx appelait de ses vœux.
Revenons un instant au cas de l'agriculture française. Les tensions permanentes sont le reflet d'un système dans lequel les petits agriculteurs indépendants sont devenus dépendants du fait de la mécanisation et de l'utilisation des engrais, mais l'État ne veut pas en assumer toutes les conséquences et ne les soutient dans la pratique qu'a minima, pour ne pas aller contre le dogme libéral tout en évitant les catastrophes massives comme en Inde. De fait, l'État se comporte un peu comme un médecin généraliste qui n'accepterait de traiter un patient que quand sa température dépasse 40°C. Dit autrement, on ne cherche pas à régler le problème, mais juste à en contenir les effets. Si à court terme, c'est une attitude pragmatique, à long terme, cela devient un jeu dangereux, car cela contribue à la dégradation progressive de la confiance, ce qui fait le lit du populisme. Or, c'est la même attitude, à peine plus déterminée, que celle du gouvernement anglais de l'époque décrite par Marx : « Ce qui nous frappe donc dans la législation anglaise de 1867, c'est d'un côté la nécessité imposée au parlement des classes dirigeantes d'adopter en principe des mesures si extraordinaires et sur une si large échelle contre les excès de l'exploitation capitaliste, et de l'autre côté l'hésitation, la répugnance et la mauvaise foi avec lesquelles il s'y prêta dans la pratique. » (1)

Concernant le second dérèglement social, à savoir le déséquilibre du pouvoir de négociation entre le travailleur et le capitaliste au profit du second, là encore, l'observation de Marx reste d'actualité.
Ce qu'il convient de comprendre, c'est que la période que nous appelons " les 30 glorieuses ", et que nous avons tendance à considérer comme un âge d'or qu'il conviendrait de retrouver, n'était pas en fait le produit d'un progrès dans la gestion des affaires de l'État, mais simplement un bénéfice indirect et temporaire lié à la guerre, et que donc, la fin de son bénéfice était inéluctable. Dit autrement, comme le montre très bien Thomas Piketty dans Le capital au XXIᵉ siècle, les deux guerres mondiales du XXᵉ siècle ont provoqué une interruption provisoire de la marche naturelle du capitalisme, rien de plus. À partir des années 1980, on revient progressivement à quelque chose d'assez proche de ce que l'on avait connu à la Belle époque, à savoir un déséquilibre de la répartition des richesses au profit du capital, accompagné d'une grande précarité des travailleurs.
Prenons deux exemples.
Premier exemple : l'évolution du mode standard de développement des logiciels de gestion des entreprises. Dans bien des entreprises, le directeur informatique est un collaborateur que le directeur général évite d'affronter. En effet, ce dernier étant un 'illettré numérique', il n'est pas capable, dans les faits, de diriger efficacement l'organisation de son entreprise dès lors que celle-ci repose sur des logiciels, dont il ne comprend pas les tenants et aboutissants. On avait donc ici un contre exemple de ce que décrit Marx, puisque l'équilibre de la relation était pour une fois favorable au travailleur. Or on a constaté un mouvement d'externalisation massif du développement informatique vers des SSII externes (2), voir délocalisées. Ce modèle n'est pas efficace, parce que le logiciel de gestion est au cœur de l'organisation de l'entreprise, de sa culture, donc l'externalisation tend à amplifier le décalage entre l'activité réelle et ce qui est développé. Par contre, cela ramène le pouvoir vers le capital, parce que les programmeurs employés par les sous traitants sont de fait plus facilement pressurables. IBM, entreprise mythique de la seconde moitié du XXᵉ siècle a ainsi basculé progressivement d'une entreprise américaine commercialisant de l'infrastructure et structurant son marché, à une SSII indienne dirigée par la bourse.
Second exemple : le concept 'Industrie 4.0' (3). Une fois que l'on enlève les éléments qui relèvent de généralités ou de la futurologie, que reste-t-il ? Plus grand chose, si ce n'est la glorification de la précarité, à base d'exemples de travailleurs "libres et indépendants" parce que capables de s'adapter en permanence. En ce sens, Industrie 4.0 n'est qu'un des avatars du discours politique général qui ne vise plus à résoudre les problèmes de précarité, mais à faire accepter la précarité à la population, via un vocabulaire choisi où l'on remplace par exemple "précarité" par "flexibilité", et en dissimulant cette intention première au milieu de nombreux autres concepts, avec comme bénéfice de ne même plus avoir besoin de concéder des mesures pour en limiter l'effet négatif, contrairement à ce qu'impose un discours direct tel que la flexisécurité par exemple.

Cela nous ramène tout naturellement au troisième dérèglement social dénoncé par Marx. En effet, une source majeure du problème de la précarité, c'est l'instabilité de l'économie capitaliste. À partir du moment où les changements sont rapides, il est illusoire de penser, ou d'essayer de faire croire, que les plus faibles ne seront pas laissés pour compte.
Est-ce que les choses ont changé à ce niveau ? Certes, suite à la crise de 1929, on a compris l'importance de sauver la situation par l'intervention de l'État quand l'économie libérale rentre en crise, mais on a compris aussi avec l'affaire Lehman Brothers de 2008 que le capitalisme est irresponsable par nature, donc que quand l'État sauve l'économie, il la sauve globalement, mais il ne sauve pas les laissés pour compte, bien au contraire : il donne un coup d'accélérateur aux inégalités du fait que les plus malins et les moins scrupuleux tirent parti du dérèglement transitoire. On peut aussi citer l'expérience Japonaise du Lean manufacturing telle que décrite dans l'ouvrage The Machine That Changed the World qui montre comment une organisation différente de la production a permis de stabiliser un temps l'économie nippone, avec à la clé des emplois à vie. Cependant, l'affaire Olympus (4) prouve que faute d'une transformation plus profonde du système de production, le modèle alternatif n'a pas tenu. Ce sera l'objet de ce livre que de proposer un modèle plus complet.

Terminons par l'examen de ce que devient de nos jours le quatrième dérèglement social dénoncé par Marx, à savoir la pression accrue de la colonisation pour assurer l'approvisionnement en matières premières et les débouchés pour les biens manufacturés. Sur ce point, on constate clairement une bascule du modèle de colonisation, d'un système à l'anglaise et à la française où l'on dirige le pays colonisé depuis la métropole, à un système à l'américaine, où l'on intrigue simplement en sous main pour s'assurer un gouvernement favorable. Une parfaite illustration est la Françafrique. Est-ce que cela change quelque chose pour les populations ? Est-ce que la malédiction des ressources naturelles est terminée ? Rien ne semble moins sûr.
À ce niveau, seule la Chine de Dien Xiaoping semble marquer une discontinuité par rapport à ce que décrit Marx. Pour autant, c'est une discontinuité qui illustre et confirme le propos de Marx plutôt qu'elle ne l'infirme. En effet, c'est parce qu'elle a mis en place un système hybride avec un fort contrôle de l'État sur l'économie de marché, que la Chine a pour l'instant réussi à ne plus être une simple victime de l'appétit de nouveaux marchés des pays déjà industrialisés.

Le premier bilan est que les quatre défauts structurels du système dénoncés par Marx sont toujours d'actualité. Profitons-en pour définir ce qu'est le système. Le "système", c'est en fait la conjugaison de deux éléments : d'une part, le pouvoir principal détenu par la bourgeoisie, c'est-à-dire le capital, par opposition au pouvoir aristocratique de l'Ancien régime ou politique des systèmes communistes ; d'autre part, la révolution industrielle qui fait littéralement exploser la productivité dans certains domaines.
Constatons maintenant que ces deux aspects sont à nouveau massivement réunis depuis la fin du XXᵉ siècle. En effet, d'un côté, l'ultra libéralisme issu des théories économiques de Friedman a conquis les États-Unis puis l'Europe via l'Angleterre. En France, on est ainsi passé d'une économie avec un État impulsant la création de champions (Nucléaire, Aéronautique, TGV) et arbitre du dialogue social sous De Gaulle et Pompidou à une économie conforme au modèle européen où l'État se contente du rôle de gendarme du marché, et la précarité, renommée flexibilité, redevient le modèle social considéré comme le plus efficace. De l'autre, on a assisté à la seconde révolution industrielle, celle de l'informatique et de la robotique, avec les mêmes gains brusques et massifs de productivité, activité par activité.

Habituellement, ce que l'on nomme "seconde révolution industrielle" correspond à l'avènement de l'électricité, du pétrole et de l'automobile, c'est-à-dire la fin du XIXᵉ et le début XXᵉ siècle. Dans cet ouvrage, nous avons considéré qu'il s'agit là de la suite de la première révolution industrielle, qui est celle du moteur qui permet de remplacer avantageusement les capacités physiques de l'humain dans bon nombre de tâches. À l'inverse, ce que nous avons choisi d'appeler ici seconde révolution industrielle correspond à l'avènement de l'informatique qui permet de remplacer avantageusement les capacités mentales de l'humain dans bon nombre de tâches. Dans les deux cas, le remplacement se traduit par un gain de productivité tel que les humains ne peuvent pas lutter contre les machines.

La question philosophique émanant du progrès

Venons-en maintenant à la question philosophique centrale posée par Marx : pourquoi l'abondance issue de l'explosion de la productivité se traduit-elle par une explosion des inégalités, avec pour résultat une aggravation des conditions de vie des travailleurs ?

Commençons par comprendre pourquoi cette question est devenue soudain pertinente, spécifiquement à l'époque de Marx, et qu'elle le redevient aujourd'hui. Pour cela, remontons brièvement à la période qui va de l'Antiquité au XVIᵉ siècle. Ce qui caractérise alors la production, c'est la faible productivité. Cela restreint considérablement le nombre de modèles d'organisation sociale viables. L'un consisterait à n'avoir que des paysans et artisans, sans structure hiérarchique au dessus d'eux. Le problème d'une communauté adoptant une telle organisation, c'est que pour peu qu'elle soit située dans une zone quelque peu favorable au niveau des conditions naturelles, elle se fera rapidement envahir par un groupe voisin disposant de capacités militaires. Donc le minimum, c'est soit une communauté réunissant tous les individus à la fois paysans et militaires, ou artisans et militaires, ce qui pose un problème probablement insurmontable avec les moyens de l'époque en termes de formation, d'équipement, et de définition des limites de la zone "tous solidaires", soit une communauté formée en majorité des individus employés dans l'agriculture et l'artisanat, à laquelle est adjointe une caste militaire. Mais la qualité qui prévaut au niveau militaire est plutôt la brutalité, qui prépare mal à gérer les problèmes internes, d'où l'ajout d'un troisième état aristocrate ou religieux, souvent les deux. C'est ce que l'on retrouve dans les zones où les conditions d'existence sont favorables, de l'Antiquité au XVIᵉ siècle. Une fois la société organisée de la sorte, les deux seuls grands maux qu'elle rencontre sont d'un côté les catastrophes naturelles, les famines et les épidémies, et de l'autre l'invasion par un empire extérieur. Et de fait, personne ne remet en question le bien fondé du système dans ses grands principes, y compris celui de l'esclavage plus ou moins strict. Ce que les individus espèrent, c'est juste pouvoir se hisser vers la catégorie aristocratique, donc tout ce que le système a besoin de mettre en place, c'est ce que nous appelons aujourd'hui un "ascenseur social" crédible, par exemple l'affranchissement des esclaves chez les Romains, ou l'anoblissement pour faits de bravoure, ou autre, dans la société médiévale.

Tout change à l'époque de Marx, avec l'industrialisation, qui rend possible d'autres organisations du simple fait que couvrir les besoins de base de la population n'occupe plus nécessairement la quasi totalité des bras disponibles. À partir de ce moment, le modèle traditionnel de société ne va plus de soi. On peut par exemple interpréter la Guerre de Sécession aux Etats-Unis de cette manière : le nord, qui avait démarré son industrialisation, est prêt à changer de modèle social, le sud qui est resté dans une production agricole pas. Dit autrement, une organisation sociale impliquant l'esclavage ne choque pas tant qu'elle correspond à quelques nuances près à une nécessité économique, mais devient moralement problématique pour un certain nombre d'individus, donc provoque d'importants conflits sociaux, dès lors qu'elle ne se justifie plus par des contraintes naturelles, et qu'elle n'est pas masquée par la distance. Il en va de même de la précarité  extrême.
Il n'est donc pas étonnant que la seconde révolution industrielle, celle de l'informatique et de la robotique, suite au nouveau surplus de productivité qu'elle permet, ramène sur le devant de la scène le questionnement concernant la pertinence de notre modèle social, comme à l'époque de Marx.

Pour préciser la pertinence actuelle de la question posée par Marx, commençons par nous demander : la crise de confiance dans le système, qui se traduit par la montée des populismes, est-elle ? Le résultat du fait que tout un chacun se pose la même question de pertinence du système que Marx, sans forcément le faire de manière explicite ? Le symptôme d'une défiance envers les élites en tant que classe sociale ? Le résultat d'un fonctionnement anémique de l'ascenseur social qui sert de stabilisateur à toute société inégalitaire ?
Plusieurs éléments nous donnent à penser que l'on assiste avant tout à une crise de confiance dans la pertinence du système à faire profiter tout un chacun du progrès, et que la mauvaise image des élites ainsi que la faiblesse du fonctionnement de l'ascenseur social ne sont que des facteurs aggravants. Tout d'abord, l'émergence de la sensibilité écologique qui combat l'incapacité du système actuel à préserver l'avenir. Ensuite, la constatation que la tolérance vis-à-vis des quatre défauts structurels du capitalisme relevés par Marx a considérablement diminué, en particulier au niveau des fermetures d'usines qui sont une des conséquences de l'instabilité capitalistique. Enfin, la constatation que l'Europe, idéal de fraternité des peuples sur un modèle d'organisation sociale capitaliste, ne fait plus rêver. De plus la critique communément faite à l'Europe, à tort ou à raison, d'être technocratique et chantre du libéralisme, et non pas corrompue, tend aussi à montrer une défiance dans le système plus que dans la classe politique.
En résumé, il nous semble que c'est bien le modèle de société capitaliste, dont les effets indésirables ont été relevés par Marx, qui n'est plus acceptable moralement à la suite des nouvelles capacités technologiques issues de la seconde révolution industrielle, qui ont pour effet de relever le niveau d'exigence vis-à-vis du système social.

L'absence de solution étayée

Nous venons de voir que Marx est le penseur qui pose la grande question philosophique liée à l'insuffisance qualitative du système social, à la suite du progrès technologique, et que cette question est redevenue brûlante aujourd'hui, du fait de la seconde révolution industrielle, celle de l'informatique et de la robotique.
De manière très générale, la résolution d'un problème, ici l'insuffisance qualitative de l'organisation sociale capitaliste, suppose quatre étapes : reconnaître le problème, conduire une analyse correcte, élaborer une solution pertinente, et enfin la mettre en œuvre.
Remarquons d'abord que la majorité des ouvrages se contentent, comme Zola, même aujourd'hui, de se borner à la première étape, à savoir constater et dénoncer. Ce qui fait la singularité de l'œuvre de Marx, c'est qu'il couvre la seconde étape en procédant à une analyse détaillée, dont nous venons de restituer les grandes lignes. Voyons maintenant ce que Marx propose au niveau des troisième et quatrième étapes, à savoir l'élaboration d'une solution et sa mise en œuvre. Pour cela, il convient de différencier deux Marx. Celui du Manifeste du parti communiste d'une part, celui du Capital de l'autre.

Au niveau du Manifeste du parti communiste, Marx et Engels recommandent simplement la lutte des classes, qui doit aboutir à l'abolition de la propriété bourgeoise, c'est-à-dire en termes modernes, une économie nationalisée. C'est la solution qui a été mise en œuvre en URSS au XXᵉ siècle. Or les récits des témoins de la révolution russe montrent bien qu'un trait dominant est l'impréparation, l'improvisation. Toute l'attention avait été focalisée sur la prise du pouvoir, pas sur la théorisation de son exercice ultérieur. De fait, une fois le pouvoir conquis, faute de préparation, on a décidé des nouvelles structures d'exercice du pouvoir, mais en présupposant leur pertinence. Or, la naïveté de la solution, et l'absence de réflexion concernant sa mise en œuvre, on peut les faire remonter à Marx, et plus précisément au Manifeste du parti communiste. En effet, si Marx ne cherche pas à détailler un système opérationnel, c'est probablement parce qu'il présuppose que le glissement du pouvoir principal du capital vers le politique suffit à rendre le progrès profitable à tous. Nous y reviendrons plus en détail au chapitre 7.

Si au niveau du Manifeste du parti communiste, Marx et Engels correspondent bien à l'image qu'on leur associe via le mot "marxiste", en ce qui concerne Le Capital, la solution élaborée par Marx correspond plus à ce que l'on appelle aujourd'hui social-démocratie. En effet, il s'agit de la régulation du travail et du marché par l'État, au moyen de la loi. Il est important de noter que la quasi totalité des systèmes actuels, depuis la Chine communiste jusqu'aux États-Unis en passant par l'Europe, correspondent à l'application plus ou moins déterminée des recommandations formulées par Marx dans Le Capital, à savoir la régulation de la sauvagerie du marché par des lois visant à promouvoir l'éducation, et renforçant les droits des travailleurs par rapport à ce qu'ils pourraient obtenir dans une économie de marché pure. En effet, dans Le Capital, Marx ne traite pas du système politique, démocratie ou autocratie. Il traite simplement du rapport entre la libre entreprise et l'État. Au final, concernant la solution proposée dans Le Capital, Marx nous laisse une impression mitigée. D'un côté, sa solution est devenue quasi universelle, mais de l'autre elle reste à un niveau de généralité qui la rend quasi inopérante puisqu'elle se résume à une simple phrase : l'État doit réguler le marché par la loi. Autrement dit, là encore, Marx se contente en guise de solution d'un simple concept, par opposition à l'élaboration d'un système alternatif. Nous reviendrons sur ce point aussi au chapitre 7.

Reste à préciser pourquoi dans ce chapitre, nous somme restés centrés sur l'œuvre de Marx, à l'exclusion des nombreux autres penseurs qui ont théorisé l'organisation sociale aux XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles. Quand on aborde un problème délicat, l'intérêt de la solution proposée ne tient pas uniquement à la rigueur et l'ampleur du raisonnement, mais aussi, et souvent bien plus à la manière dont le problème a été posé, formulé, et à la manière choisie pour l'aborder. Or, c'est précisément à ce niveau que Marx innove et se différencie des autres. Il part de constatations de terrain, en cherche les causes, puis établit une théorie, là où les autres en restent aux constatations comme les romanciers réalistes, ou restent dans le monde des idées comme les philosophes des lumières.

En résumé, Marx se distingue des autres penseurs par le fait qu'il ne se contente pas de dénoncer, mais qu'il effectue une analyse pertinente du fonctionnement de la société capitaliste, et que de plus, ce qu'il observe reste d'actualité. Par contre, au niveau de l'élaboration d'une solution, et encore plus de sa mise en œuvre, il reste très insuffisant. Précisons à sa décharge, que Marx n'avait pas à sa disposition les outils sociologiques pour le guider dans l'élaboration d'une solution. Ce sont ces outils que nous allons aborder dans les chapitres suivants de cette première partie.

 

(1)
Cette phrase correspond à la traduction de Roy, et révisée par Marx lui même, page 213.
Dans la version dirigée par Lefebvre éditée par Quadrige / PUF en 1993, on trouve, page 555 : « Ce qui frappe donc dans cette législation anglaise de 1867, c'est d'un côté la nécessité faite à ce Parlement de classes dominantes d'admettre le principe de mesures aussi extraordinaires et d'une telle ampleur contre les excès de l'exploitation capitaliste ; et d'un autre côté l'insuffisance, la mauvaise volonté et la mauvaise foi avec lesquelles il est passé à la réalisation de ces mesures. »

(2)
Société de Services en Ingénierie Informatique

(3)
Le terme 'Industrie 4.0' désigne une nouvelle façon d'imaginer les moyens de production du futur, et l'organisation sociale associée. Il semble être apparu pour la première fois en 2011, au Forum mondial de l'Industrie de Hanovre. Le 4, fait référence à une 4ème révolution industrielle.

(4)
L'affaire Olympus est un scandale financier qui à éclaté suite à la tentative de cette entreprise de dissimuler des pertes liées à des investissements spéculatifs effectués dans les année 1990. Or ce qui est révélateur ici, c'est la différence de perception de cette affaire en Occident et au Japon. Pour l'Occident, ce qui prédomine, c'est le scandale financier, et donc l'incompréhension face à l'attitude des dirigeants japonais qui semblent tout à la fois désireux d'en sortir, et incapables d'assumer les faits, ce qui est interprété probablement à tort comme une forme de corporatisme. En revanche, pour les Japonais, ce qu'il y a de plus grave, c'est la rupture du contrat social que ce scandale révèle. En effet, le contrat social Lean suppose une recherche de stabilité, pour pouvoir garantir les emplois à vie. Donc ce qu'il y a de plus grave dans cette affaire du point de vue nippon, ce n'est pas tant la perte, que le simple fait d'avoir participé à la spéculation financière folle des années 1990.