Chapitre 15 La révolution technologique du numérique et de la robotique
Au chapitre 6, nous avons vu que les deux éléments les plus spécifiques de notre époque sont d'un côté la Terre devenue soudainement le facteur limitant de notre développement, faisant émerger la problématique écologique, et de l'autre la seconde révolution industrielle, celle du numérique et de la robotique. Le défi à relever par notre génération, c'est donc naturellement d'adapter notre organisation sociale à ce nouvel environnement. Nous venons de voir au chapitre précédent, que la transition écologique suppose de sortir de la logique de croissance. Nous allons maintenant montrer que la révolution numérique suppose de repenser les outils et la formation au numérique, pour les mettre réellement à disposition de l'organisation opérationnelle du travail.
Émergence d'un nouvel outil d'oppression
Marx constatait que quand les machines arrivent dans les ateliers, au lieu que cela soit libérateur pour les travailleurs comme on aurait pu s'y attendre, cela se traduisait par un stress au travail plus grand. Il est arrivé exactement la même chose avec l'informatique. Pourquoi ? Parce que les investissements massifs, donc le centre de toute les attentions capitalistiques, vont à la machine qui vise à remplacer le muscle à l'époque de Marx, au système informatique qui vise à remplacer le cerveau à la nôtre. Les personnes sont vues aux deux époques comme de simples variables d'ajustement en attendant une future automatisation. L'histoire se répète à ce niveau. Or, si les capitalistes ont appréhendé la révolution technologique du moment de la même manière aux deux époques, le résultat n'a pas été pour autant le même. En 1987, Robert Solow s'étonne que l'arrivée massive de l'informatique dans les entreprises au début des années 80 ne se retrouve pas au niveau des statistiques de gains de productivité, ce qui sera par la suite dénommé paradoxe de Solow. L'explication qui nous semble la plus crédible est que si trouver une bonne organisation autour de machines mécaniques s'est avéré raisonnablement simple, il n'en va pas de même autour des systèmes informatiques. En effet, avec la mécanique, ou la bureaucratie papier, la simple observation visuelle du flux de la marchandise ou de formulaires permet de se faire une bonne idée du niveau d'organisation actuel, et d'imaginer des améliorations pour fluidifier la production. Avec l'informatique, c'est beaucoup plus abstrait parce que l'on ne voit pas directement la progression des dossiers. Il faut se constituer une image mentale à partir de simples indicateurs. De plus, au moment d'élaborer une amélioration pour fluidifier ou simplifier la production, il est extrêmement difficile d'appréhender le niveau de difficulté lié à la mise en place de chaque option.
De fait, pour l'instant, l'informatique a été un accélérateur des problèmes décrits au chapitres 2 et 3, à savoir la mise en place d'une organisation formelle déconnectée de la réalité, telle que décrite dans l'article de Meyer et Rowan, et l'inflation des effectifs de prestige non productifs, telle que décrit dans la loi de Parkinson. En effet, dans la pratique, l'informatique a introduit un troisième système d'organisation, sous la forme de l'activité modélisée de manière générique dans les logiciels informatiques, qui vient s'ajouter au système formel décrit par Meyer et Rowan, a côté de l'organisation informelle qui assure la production réelle. Or, l'émergence de ce troisième système fait perdre leur autonomie aux opérationnels qui deviennent incapables de se coordonner naturellement et souplement comme ils le faisaient auparavant, du simple fait que les changements informatiques nécessaires ne suivent pas ou ne sont tout simplement pas envisageables. Cela induit une prolifération des donneurs de bon conseil de tout genre, c'est-à-dire au final l'accélération de la loi de Parkinson. Ce phénomène est encore amplifié par l'évolution technologique récente, à savoir le développement des moyens de communication instantanés que sont le mail puis le téléphone mobile avec ses mini messages et autres outils collaboratifs, qui rendent les personnes joignables partout et à tout moment. En effet, le fait que l'information circule plus vite a favorisé la mise en place de chaînes de plus en plus longues, et a donc constitué un autre puissant facteur favorisant l'aggravation de ce que décrit Parkinson, à savoir l'inflation des postes non réellement productifs, où l'on se contente de dispatcher le travail réel.
Sur le plan de l'organisation ensuite, l'informatique a été un accélérateur du découpage en silos de l'entreprise, puisque chaque nouveau logiciel crée un nouveau silo, qui ne contient qu'une partie des informations nécessaires au fonctionnement de l'organisation, et qu'il garde plus ou moins jalousement, ce que tout journal des problèmes révèle très rapidement. La encore, la technologie du web, avec l'émergence de multiples services en ligne, est venu aggraver la situation. En effet, les entreprises, confrontées à la dérive de leur organisation liée à une informatique inadaptée, concluent massivement, suite à des analyses qui ne prennent pas en compte la dimension sociologique, que c'est leur informatique interne qu'elles ne savent pas bien gérer, ou qui est trop coûteuse. Elles cherchent alors à l'externaliser dans le cloud. L'effet est une fragmentation plus grande des données, donc une aggravation des problèmes d'incohérence au fur et à mesure que le nombre de services utilisés augmente, avec pour conséquence finale une nouvelle accélération de la loi de Parkinson, c'est-à-dire la prolifération des tâches sans lien direct avec la raison d'être de l'organisation. Les logiciels informatiques, cloud ou pas, sont un peu comme les médicaments : trop de médicaments finit par empoisonner le patient à cause des interactions médicamenteuses mal maîtrisées.
Au niveau inter-entreprises enfin, chaque entreprise ou administration cherche à mettre en place un site web sur lequel elle incite ou impose à ses clients, fournisseurs, administrés, de saisir ou venir chercher l'information (1). L'effet local, pour l'entreprise ou administration, c'est de transférer le coût administratif à l'extérieur, sans transférer la rémunération correspondante, donc c'est extrêmement motivant. Par contre, au plan de la collectivité, l'effet net, c'est une perte de productivité considérable. En effet, d'une part, chaque entreprise, au lieu d'avoir à gérer un flux administratif uniforme correspondant à son activité, se retrouve à devoir gérer de multiples micro-flux administratifs correspondant à chacun de ses clients et fournisseurs, avec l'impossibilité d'optimiser quoi que ce soit du fait de l'hétérogénéité. D'autre part, dès lors que l'entreprise ou administration a externalisé - distribué sur ses clients et fournisseurs - le coût administratif, celui-ci étant devenu indolore pour elle, plus rien ne limite sa propension à demander toujours plus d'informations, pour alimenter ses propres multiples étages hors production, qui peuvent proliférer d'autant plus facilement.
Rappelons à ce stade que la loi de Parkinson mal maîtrisée, cela se traduit dans la pratique par un encadrement pléthorique qui pratique intensément le népotisme généralisé, et des opérationnels pressurés, donc un niveau de stress élevé partout, c'est-à-dire le progrès qui finit par engendrer l'oppression.
Le choix du système informatique
Nous avons vu chapitre 4 que les choix stratégiques concernant le système informatique font partie des plus flagrants exemples de raisonnements faibles ou ineptes. Nous avons évoqué le recours massif au soutien social, auquel s'ajoute le biais cognitif de surconfiance vu au chapitre 3, ainsi que celui de dissymétrie de la prise de risque avant et après le choix initial. Or les conséquences de ces choix sont à la fois très importantes du fait non seulement de l'investissement initial lié au développement ou à l'acquisition et à la mise en place d'un logiciel de gestion intégré par exemple, mais aussi et surtout de l'effet sur l'organisation générale, et donc au final sur le climat social. Très concrètement, si un trop grand nombre de problèmes débouchent sur une nécessité d'adapter le système informatique, alors les adaptations ne sont pas faites, et les échanges constructifs s'arrêtent aussi au profit d'une simple relation de force, c'est-à-dire du népotisme généralisé. Paradoxalement, le syndicalisme n'a pas pris la mesure de cet enjeu. Il n'y a pas d'exigence de qualité vis-à-vis de la direction au niveau du processus de décision, et simplement confrontation une fois que les problèmes sont là... et qu'il est trop tard.
Cela signifie que les choix stratégiques informatiques doivent être plus que tous autres soumis à une évaluation méthodologique rigoureuse, comme proposé dans la seconde partie de ce livre, simplement parce que leurs conséquences sont lourdes et actuellement pas sérieusement anticipées.
Une informatique sous contrôle
Passons à la solution maintenant. Les chapitres précédents ont montré comment réunifier l'organisation formelle avec l'organisation pratique en adoptant une structure qui assure que l'organisation effective reste connectée à la raison d'être, et optimisée en fonction des problèmes pratiques rencontrés. Or la recherche des causes de l'accélération de la loi de Parkinson sous l'effet de l'arrivée de l'informatique vient de nous montrer que la source était toujours la perte par les opérationnels de leur capacité à modifier souplement et continûment leur organisation. Voyons comment cela impacte très concrètement le fonctionnement des nouvelles organisations que nous avons présentées dans la seconde partie de ce livre. Dans le journal des problèmes (chapitre 9), au niveau de la case "Solution", ce qui est important, c'est que la lourdeur des modifications à apporter dans le système informatique, et la difficulté à accéder aux informations complémentaires dont on aurait besoin pour éviter que le problème ne se reproduise, ne fassent pas que la solution évidente d'adaptation du système informatique ne soit, dans la pratique, presque jamais applicable. De la même manière, dans le journal des réflexions stratégiques (chapitre 10), un enjeu majeur est que la contrainte de systèmes informatiques que l'on ne peut pas dans la pratique adapter au besoin ne devienne pas ce qui conduit les réflexions stratégiques à devenir de simples recherches d'astuces sans pérennité à long terme. Autrement dit, le danger, c'est que l'informatique produise les mêmes effets qu'une administration tatillonne. D'où l'importance du paragraphe "Restauration des marges de manœuvre" de ce même chapitre 10.
Étudions donc maintenant ce qui s'oppose actuellement à ce que les opérationnels gardent la maîtrise de leur outil informatique. Tout d'abord, sur le plan technique, les outils informatiques ont divergé, soit vers le bas, soit vers le haut, les rendant dans tous les cas inadaptés à une utilisation directe et effective par les opérationnels. Vers le bas tout d'abord, on a assisté à une sorte de ruée vers l'or des outils grand public à destination des consommateurs, que ce soit les services web, messageries et autres outils sociaux, qui sont devenus intuitifs et largement maîtrisés, mais ne sont pas des outils de production. Vers le haut ensuite, les outils de développement se sont considérablement complexifiés les rendant inutilisables par des non spécialistes. Au milieu enfin, les logiciels métiers présentent les mêmes limites de manque d'adaptabilité que les logiciels grands publics, sans en garder l'intuitivité. La cause en est que les acheteurs décisionnaires croient encore que la qualité d'un logiciel est liée au nombre de fonctionnalités, au lieu de comprendre que la vrai qualité tient à la possibilité de l'adapter simplement quand le journal des problèmes fait remonter des inadéquations avec l'activité réelle. Sur le plan de la formation ensuite, on a tout simplement abandonné l'objectif de formation d'un honnête homme numérique au profit d'un objectif d'employabilité. De fait, la formation a suivi la divergence des outils vers le bas et vers le haut. Vers le bas, on forme en masse à des outils tels que le traitement de texte et le tableur, qui ne permettent pas de mettre en place une organisation efficace. Vers le haut, on continue à initier à la programmation dans des langages classiques, qui ne procureront pas une autonomie effective aux non spécialistes.
La solution, c'est donc l'adoption d'une technologie moyenne, qui permette l'automatisation, tout en restant maîtrisable par des opérationnels correctement formés. Cela suppose de tendre vers un système informatique homogène au lieu de chercher à interconnecter de multiples logiciels spécialisés, pour que le regroupement automatique de l'ensemble des informations nécessaires à chaque activité reste aisé. Dit autrement, une bonne informatique, ce n'est ni plus ni moins qu'une informatique qui ne s'oppose pas au bon fonctionnement des organisations, et en particulier du journal des problèmes et des réflexions stratégiques, et cela suppose simplement de sélectionner des technologies adaptées à cette fin, au lieu de sélectionner des technologies adaptées à du développement informatique isolé de la production.
Au niveau inter-entreprises maintenant, il est nécessaire de définir une norme unique d'échange de documents numériques (2), appréhendable par l'honnête homme numérique, de telle sorte qu'un flux numérique soit rigoureusement équivalent à un flux papier. De plus, il convient d'imposer que toute opération possible via l'accès au site web de l'entreprise, administration ou organisation, soit aussi possible de manière automatique via l'envoi ou le téléchargement de quelques formulaires numériques clairement accessibles. Le but ici, c'est que les frontières entre les organisations ne deviennent pas les zones où prolifère le travail étranger à la raison d'être de l'organisation, parce que la complexité et l'hétérogénéité inutile empêcherait les opérationnels de faire fonctionner efficacement le principe d'amélioration continue que nous avons présenté dans la seconde partie de ce livre.
En définitive, ce que nous apprend le paradoxe de Solow, c'est que dans le cas du numérique, ce qui est humainement souhaitable en terme d'organisation, parce que favorisant l'autonomie et la responsabilité des collaborateurs, l'est aussi du point de vue de la pure performance opérationnelle, parce que c'est une des conditions d'un journal des problèmes efficace.
Politique numérique
L'Amérique, étant leader des services informatiques grand public, a logiquement vécu cette ruée vers l'or en regardant plus les bénéfices commerciaux que les limites en terme de gains de productivité manqués dans les autres secteurs. Par contre, l'Europe est restée insignifiante sur le plan numérique tout simplement parce qu'elle n'a pas su promouvoir des produits adaptés aux honnêtes hommes opérationnels. Elle s'est contentée, d'une part de tenter de copier le modèle des startups de la Silicon valley en oubliant que copier avec moins de moyens est rarement une stratégie gagnante, et d'autre part, elle s'est contentée de vouloir le réguler par le juridique, c'est-à-dire revenir à la méthode suggérée par Marx dans Le Capital. La dissonance cognitive a fait le reste en permettant de diffuser l'idée que communiquer plus et plus vite peut dispenser de penser l'organisation, avec au final une politique insignifiante du point de vue de la régulation de la pression sur les opérationnels, et donc un retour aux affrontements sociaux.
La clé du défi numérique est donc une politique résolue de formation pour sortir de l'illettrisme numérique, et cela suppose de sélectionner des technologies et protocoles adaptés à l'honnête homme numérique, au lieu de continuer à adopter les technologies déjà sélectionnées par le marché, c'est-à-dire ciblant soit vers le bas le consommateur numérique, soit vers le haut le spécialiste du numérique, avec pour effet final dans tous les cas l'aggravation de la loi de Parkinson et du niveau de stress qui en découle.
(1) De nombreuses entreprises cessent avec le numérique d'envoyer les documents, par exemple les factures. A la place, elles envoient un mail du genre « Nous vous informons que nous avons mis à disposition tel ou tel document sur votre espace personnel. » Traduit en langage clair, cela signifie « Venez le chercher. ». Le fait que le législateur ne rappelle pas à l'ordre les organismes qui, à l'occasion du passage au numérique, cessent d'assurer leur obligation d'envoyer une facture, est représentatif des effets de l'illettrisme numérique : puisque les juristes ne maîtrisent pas le numérique, ils le sous investissent, et celui-ci tend à devenir un domaine où la force fait loi.
(2) Tout formulaire doit être disponible sous forme lisible, par exemple un fichier PDF. Il est exclusivement constitué de champs élémentaires, et de tableaux. Chaque champ élémentaire a un nom. Chaque tableau a un nom. Chaque colonne de chaque tableau a un nom. Tous ces noms sont uniques et doivent figurer en tout petit juste à coté des cases considérées. Le codage JSON exact du document est établi de manière canonique à partir des noms figurant sur la version lisible. Le détail de la spécification de ce format JSON canonique dépasse le propos de cet ouvrage. Ici, seul le principe d'un tel format nous intéresse. De plus, pour plus de clarté, un fichier exemple doit être mis à disposition en plus de la version lisible. Concernant la transmission, dans un monde idéal, le formulaire lisible indiquerait l'adresse de la boîte mail ou le déposer sous forme numérique. Cependant, à cause de limitations techniques, on préfère indiquer une URL (une adresse web), et le document sera déposé au moyen d'une requête HTTPs de type POST, avec une authentification basique de type utilisateur et mot de passe, et retour d'un document accusé de réception. En cas de rejet, le message d'erreur HTTPs doit indiquer le nom d'un des champs qui pose problème, ou, s'il s'agit d'un champ d'un tableau. le triplet nom du tableau, code de la ligne, nom de la colonne. Pour l'accès à l'information, c'est presque pareil : on envoie un formulaire spécifiant l'information souhaitée, et on reçoit en retour non pas un accusé de réception mais un formulaire réponse sous forme JSON. Il appartient enfin à la collectivité de standardiser un certain nombre de ces formulaires, c'est à dire définir précisément les champs et leurs noms, pour faciliter encore les échanges.
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