Chapitre 7 Dépasser la vision philosophique des Lumières
Au chapitre 1, nous avons indiqué les deux réponses que Marx propose à la question fondamentale : Pourquoi le progrès ne profite-t-il pas à tous ? Puis au chapitres 2 et 3, nous avons expliqué les bases sociologiques dont Marx ne disposait pas au moment où il a formulé ces réponses. Ensuite, nous avons illustré leurs conséquences au niveau du processus de décision, les représentations mentales du monde sous-jacentes, et enfin le déroulé historique qui s'en est suivi, pour finalement préciser le contexte actuel dans lequel la grande question initiale de Marx redevient brûlante. Nous allons donc maintenant terminer la première partie de ce livre en revenant à la question initiale, pour y apporter enfin une réponse nouvelle.
Actualiser et généraliser la problématique de Marx
Commençons par situer la question "Pourquoi le progrès ne profite-t-il pas à tous " dans le cadre général de la philosophie. Pour cela, partons de la question très générale : Qu'est ce que la philosophie ? Sans prétendre épuiser le sujet, nous proposons deux réponses : Tout d'abord, la philosophie est un outil pour faire face au stress de la disparition de ceux que l'on aime, et de sa propre mort à venir. Ensuite, elle est un outil pour sortir des attitudes mutuellement destructives. Or nous avons défini au chapitre 2 ce que sont les attitudes mutuellement destructives, à savoir le népotisme généralisé qui prend généralement la forme d'affrontements du type "nous contre eux".
Dès lors, nous pouvons comprendre le biais du raisonnement de Marx. Marx part de la question absolument légitime de pourquoi le progrès issu de l'explosion de la productivité ne profite-t-il pas à tous ? Or il y répond : à cause de la lutte des classes, et en déduit que la solution forte, c'est de supprimer la classe capitaliste. Ce faisant, il a réduit le népotisme généralisé à son expression dans un contexte historique donné, à savoir celui du capitalisme. En conséquence, quand on applique sa solution, on change le contexte historique puisque l'on passe au communisme, et le népotisme généralisé réapparaît sous une autre forme. C'est ce qu'illustre l'expérience du communisme en URSS, où il est réapparu tout aussi violent sous la forme de la lutte entre le parti et les autres. Pour ne pas commettre l'erreur de Marx, nous concluons qu'à sa question de pourquoi le progrès issu de l'explosion de la productivité ne profite-t-il pas à tous, la réponse doit être plus indépendante du contexte, donc prendre la forme de : à cause du népotisme généralisé. D'où la reformulation de la problématique de Marx sous la forme : qu'est-ce que serait une organisation sociale qui limite efficacement le népotisme généralisé ?
Nous pouvons donc enfin, à la lumière des nouvelles connaissances acquises depuis, et des spécificités de notre époque, réactualiser la question initiale posée par Marx, sous la forme : Qu'est ce que serait une organisation sociale satisfaisante, qui prenne en compte les trois contraintes principales : 1. les deux éléments clés de la nature humaine sont la recherche d'ascension sociale et la dissonance cognitive, 2. leurs effets naturels sont la prolifération de l'encadrement et de l'irrationalité des décisions dans les organisations, 3. la Terre est devenue le facteur limitant, alors que précédemment, c'était notre technologie.
Réexaminons maintenant les diverses solutions proposées jusqu'à aujourd'hui, à la lumière de la reformulation que nous venons d'effectuer, et des divers apports du début de ce livre.
La solution communiste
C'est la solution proposée par Marx dans le Manifeste du parti communiste, à savoir la collectivisation de l'outil de production. Marx remarque que la révolution industrielle fait changer de nature la propriété de l'outil de production qui d'individuelle devient le capital, ce qui produit un effet social désastreux. Donc il propose assez logiquement de supprimer le capital en collectivisant les moyens de production.
Nous voyons trois objections majeures vis à vis de cette solution :
La première, nous venons de l'exprimer au moment où nous avons actualisé et généralisé la problématique initiale : la lutte des classes n'est que l'expression du népotisme généralisé dans le contexte capitaliste. Si on change le contexte, par exemple en collectivisant les moyens de production, sans prendre plus de précautions, alors le népotisme généralisé, et le stress permanent qu'il induit sur les individus, réapparaît sous une forme nouvelle. C'est ce qui se passe en URSS et en Chine avec les purges périodiques.
La deuxième objection, c'est qu'en invitant au renversement de la classe bourgeoise par le prolétariat, Marx répond en fait à 'Qui' exerce le pouvoir au lieu de répondre à 'Comment' s'exerce le pouvoir. Cela se traduit par un niveau élevé d'improvisation constaté par les témoins juste après la révolution d'octobre 1917.
Notre troisième objection est que dans le Manifeste, Marx parle de la classe ouvrière comme d'une entité bien définie et surtout stable dans le temps. Or, le chapitre sur le népotisme généralisé nous a montré que, à quelques rares exceptions près, le rêve d'un ouvrier, ce n'est pas tant de renverser la bourgeoisie que d'y accéder, ou de permettre à ses enfants d'y accéder.
La solution social-démocrate
Par la suite, dans Le Capital, Marx propose une autre solution. Il s'agit ni plus ni moins que de la vision moderne du libéralisme, à savoir la régulation du capitalisme par l'État au moyen de la loi, c'est-à-dire la social-démocratie.
Nous allons y opposer quatre objections.
L'objection de la trop faible régulation des inégalités
La première objection, c'est que le niveau de régulation nécessaire pour maintenir sur la longue durée les inégalités à un niveau socialement acceptable n'est jamais atteint dans la pratique. La cause, c'est la dissonance cognitive, qui conduit, comme le remarque Marx lui même à la fin du Capital, à traduire les grandes indignations par des petites actions. La validation plus rigoureuse de cet argument se trouve dans les études menées par Thomas Piketty et quelques autres économistes concernant l'évolution des inégalités dans divers pays, sur une durée aussi longue que le permettent les documents disponibles. Ces résultats sont restitués dans Le capital au XXIᵉ siècle : « Lorsque le taux de rendement du capital dépasse significativement le taux de croissance - et nous verrons que cela a presque toujours été le cas dans l'histoire, tout du moins jusqu'au XIXᵉ siècle, et que cela a de grandes chances de redevenir la norme au XXIᵉ siècle - ... il est presque inévitable que les patrimoines hérités dominent largement les patrimoines constitués au cours d'une vie de travail, et que la concentration du capital atteigne des niveaux extrêmement élevés, et potentiellement incompatibles avec les valeurs méritocratiques et les principes de justice sociale qui sont au fondement de nos sociétés démocratiques modernes. »
Autre élément montrant la puissance de la dissonance cognitive qui conduit au formatage de la pensée économique, même chez les élites, et donc leur incapacité à lutter efficacement contre les inégalités. Au début du XXIᵉ siècle, leurs réactions lors des interviews montrent que beaucoup de journalistes ont intégré que l'effet de ruissellement tient d'une idéologie capitaliste contredite par les faits. Mais dès que l'on aborde l'aspect choquant de l'extrême richesse des milliardaires, ils font la différence entre les créateurs d'entreprises qui « créent des milliers d'emplois » et les héritiers de grandes fortunes. Cela montre un biais qui consiste à regarder l'entrepreneur à succès de la nouvelle économie (généralement numérique) comme quelqu'un qui a créé des emplois, et pourrait donc, à ce titre, revendiquer une richesse hors norme. Or l'observation du fonctionnement réel des entreprises capitalistes montre qu'il est simplement un ou le survivant de la phase de concentration qui a immanquablement lieu après la phase des pionniers. Cette seconde phase fait disparaître purement et simplement, ou par absorption, la très grande majorité des acteurs initiaux. Autrement dit, ce qui a créé des emplois, c'est l'émergence d'un nouveau marché. Si ce chef d'entreprise particulier n'avait pas existé, ou avait eu moins de succès, il n'existerait pas moins d'emplois liés à ce nouveau marché, mais ces emplois seraient simplement distribués dans d'autres entreprises. Encore une fois, on a oublié que ce qui crée la richesse, c'est le progrès, et que le progrès, c'est avant tout le résultat de la méthode scientifique moderne appliquée avec raison. Il peut exister des hommes (politiques) qui entravent ce progrès, mais pas d'homme providentiel (entrepreneur) qui le crée par son simple talent personnel. Le talent personnel hors norme ne peut exister qu'au niveau de la science avec des Newton et la mécanique ou Einstein et la relativité généralisée. On peut aussi reconnaître le courage des entrepreneurs pionniers d'un nouveau marché, à condition de les regarder comme des explorateurs. Trouverait-on normal qu'un explorateur devienne milliardaire, et surtout regarderait-on un explorateur comme grand parce qu'il est devenu milliardaire ?
L'objection écologique
La second objection à la régulation du capitalisme par la loi dans le cadre de la social-démocratie, c'est, comme le montre l'histoire sur les 50 dernières années, son incapacité à gérer la contrainte écologique. Or nous avons vu au début de ce chapitre, quand nous avons actualisé la problématique de Marx, que satisfaire la contrainte écologique est désormais indispensable pour mettre le progrès au service de tous. Une double raison explique l'inefficacité de la régulation par la loi des effets écologiques désastreux du système capitaliste. D'une part, les effets écologiques n'existent qu'à long terme et sont diffus, alors que les effets de la régulation économique sont plus locaux et visibles à court terme, donc les arbitrages politiques, par opposition au discours, sont majoritairement en faveur de l'économique au détriment de l'écologique. Mais, même à supposer que la volonté, et surtout le courage politique, puissent exister à un certain moment, alors le problème ne serait pas résolu pour autant. En effet, si l'on se place dans le cadre d'une économie capitaliste de marché, alors l'objectif de l'entreprise, c'est le profit, donc les lois sont des contraintes - au mieux équitables si elles s'appliquent à tous - dans la mesure où elles ont tendance à faire augmenter les coûts de production. Donc les entreprises, à supposer qu'elles ne les transgressent pas, vont tout de même chercher à les contourner. Or, la complexification inhérente au progrès technologique fait que, à un certain stade, les lois ne parviennent plus à traiter correctement tous les cas possibles, donc contourner sans même transgresser devient possible. Si l'on veut avoir une approche responsable du point de vue écologique, il devient donc indispensable de changer d'approche. En effet, on peut très bien évaluer une entreprise donnée du point de vue écologique : il suffit d'observer ce qu'elle fait. C'est ce que nous proposerons dans la seconde partie de ce livre. Par contre, si l'on veut encadrer par la loi, alors il faut envisager tout ce qu'elle pourrait faire, et là, c'est impossible en terme de complexité. En, résumé, c'est le progrès lui même, et son corollaire de complexité croissante, qui fait que traiter la contrainte écologique par la loi, n'est pas techniquement faisable.
L'objection de la stérilisation du débat
Le troisième problème de la régulation du capitalisme par la loi dans la social-démocratie, qui est probablement le moindre, c'est qu'elle concentre dans la pratique le débat politique autour de plus ou moins de régulation. La droite dit que sa position est plus efficace, et évacue les problèmes d'inégalités par cette affirmation pourtant contredite par toutes les observations, que s'il y a augmentation générale de la richesse, cela finit par bénéficier à tout le monde via un prétendu "effet de ruissellement". La gauche dit que sa position est moralement plus juste, et évacue le problème d'efficacité en l'associant systématiquement à un problème de manque de moyens. Ensuite, la grande illusion, c'est de prétendre, et croire du fait de la dissonance cognitive, qu'il existe une position intermédiaire qui serait la bonne. Le problème, c'est que dans tous les cas, on n'a tout simplement pas traité la question centrale qui est : comment s'organise-t-on pour produire ensemble de manière efficace et harmonieuse. Si on reprend l'opposition droite - gauche, la droite dit faisons confiance aux élites, et la gauche dit laissons le suffrage décider. Dans tous les cas, on a focalisé le débat sur le Qui décide, et on a oublié de traiter le Comment ? La Macronie, ou de manière plus claire encore, la flexi-sécurité des pays du nord de l'Europe, prétend trouver la solution par non plus un positionnement intermédiaire entre ces deux extrêmes, mais par les deux à la fois, c'est-à-dire des entrepreneurs très libres, et un État protecteur des individus. Avec cette vision, encore une fois on évacue la question centrale qui n'est pas combien de pouvoir pour les entrepreneurs, mais comment ceux-ci exercent le pouvoir ?
Pour monter l'importance du comment, revenons à l'article Institutionalized Organizations: Formal Structure as Myth and Ceremony évoqué au chapitre 3. Dans cet article, le mot mythe signifie ce qui est considéré comme exact sans jamais être vérifié. Le mythe de droite, c'est que les entrepreneurs organisent naturellement les entreprises de manière efficiente, donc qu'il suffit de les laisser faire. Or, l'article de Meyer et Rowan nous montre que, contrairement aux apparences, les entrepreneurs ont une vision idéologique et non pragmatique de la réalité. Ce qu'ils considèrent comme les méthodes de management efficaces, et donc qu'ils mettent en œuvre, n'est jamais vérifié en terme d'efficacité effective. L'explication, nous l'avons donnée dans ce même chapitre : il s'agit de la dissonance cognitive qui conduit à la justification a posteriori de nos décisions et non à des décisions fruit d'un raisonnement rationnel. Autrement dit, le mythe de droite, c'est le mythe de l'efficacité.
En résumé, la troisième objection vis-à-vis de la social-démocratie, c'est d'être conflictuelle par nature. En effet, le commun accord sur un niveau de régulation optimum ne peut pas exister, tout simplement parce que ce niveau optimum n'existe pas. La dissonance cognitive aidant, les plus privilégiés par la nature, ou l'héritage, trouvent qu'il y a toujours trop de régulation, les moins privilégiés qu'il n'y en a pas assez. Le commun accord nécessite des décisions raisonnables, ce que l'on ne peut pas atteindre dans un système complexe juste en posant des interdits. Pourtant, c'est ce que se borne à faire la social-démocratie. Ce n'est pas la quantité qui est mauvaise, comme l'affirme chaque parti avant chaque élection, mais la méthode. Nous y reviendrons dans la seconde partie de ce livre.
L'objection du népotisme généralisé
Venons en maintenant à la quatrième objection vis à vis de la social-démocratie comme méthode de régulation du capitalisme. Cette objection est de notre point de vue la plus profonde. Nous avons indiqué au début de ce chapitre que mettre le progrès au service de tous suppose de limiter la prolifération de l'encadrement non directement productif, c'est à dire lutter contre ce que nous avions appelé Loi de Parkinson au chapitre 2. Rappelons que l'effet de loi de Parkinson, c'est le népotisme généralisé, et le stress permanent qu'il induit sur les individus. Dans le capitalisme, ce qui limite la prolifération de l'encadrement, c'est tout simplement la disparition des entreprises et leur remplacement par de nouvelles, c'est à dire ce que l'on appelle 'la destruction créatrice'. Cette manière indirecte d'obtenir le résultat présente deux désavantages. D'une part, elle est socialement brutale, et d'autre part, elle n'est que partielle. Maintenant, si l'on en revient à la social-démocratie, le gros problème, c'est que le premier effet de la régulation est justement de favoriser la prolifération de l'encadrement. Autrement dit, la régulation de la social-démocratie est à la fois un remède, contre les inégalités, et un poison, qui favorise le stress lié au népotisme généralisé. Cela pourrait au premier abord justifier le point de vue ultra-libéral qui préconise l'absence d'entrave vis-à-vis des marchés. Cependant, comme le moyen est indirect et pas très efficace, pour que la destruction créatrice limite efficacement la prolifération de l'encadrement sur la longue durée, il faut qu'elle fonctionne à l'extrême, c'est à dire que l'économie s'effondre périodiquement, ce dont personne ne veut. La solution, c'est donc de traiter le problème directement, au lieu de le faire par un effet indirect et grossier. Pour ce faire, il convient de mettre en place un mécanisme permettant de limiter la prolifération de l'encadrement dans les entreprises, sans avoir besoin de les faire disparaître périodiquement. C'est ce que nous verrons dans la seconde partie de ce livre.
Autres solutions issues de la philosophie des lumières
Passons maintenant en revue quatre autres solutions avancées par les philosophes des lumières et leurs successeurs, en nous basant à nouveau sur les cours d'Alain Supiot évoqués au chapitre 5, qui nous permettent d'appréhender la vision humaniste du monde aussi bien avant Marx que aujourd'hui.
La redistribution résolue
La première approche est celle d'une redistribution déterminée. Les philosophes des lumières, forts de l'expérience d'Athènes durant l'Antiquité, et du sabordage de quelques démocraties italiennes au Moyen-Âge, avaient bien conscience du risque de guerre civile lié à la concentration des moyens économiques entre une minorité de mains. Supposons donc que l'on adopte aujourd'hui une mesure radicale de redistribution, comme l'avait fait Solon à Athènes en son temps, sans pour autant basculer dans le communisme comme l'a proposé Marx. On lèverait ainsi la première objection que nous avions formulée vis à vis de l'approche social-démocrate, à savoir la trop faible régulation des inégalités. Pour autant, la seconde objection, celle de l'écologie, demeurerait. Idem, concernant la quatrième, qui est que les gains de productivité liés à la science moderne favorise la prolifération de l'encadrement, donc le népotisme généralisé, donc le stress permanent. Si un seul opérationnel suffit à nourrir non pas 1,1 mais 10 personnes, alors les non opérationnels deviennent majoritaires et prennent le pouvoir. Cette solution d'une simple redistribution énergique apparaît donc comme insuffisante dans tous les cas. En effet, tant que le niveau technologique était faible, la productivité était faible, et il était donc difficile de lutter contre la tentation de recourir à l'esclavage, ou à une autre forme d'asservissement, ce qui produisait une redistribution sélective au final. Ensuite, lorsque le niveau technologique s'élève, c'est la prolifération de l'encadrement qui ne peut plus être contenue par la simple redistribution.
Les domaines sanctuarisés
La deuxième approche, c'est d'exclure certains secteurs du marché, comme cela se faisait avant la vague ultra-libéraliste des années 1990. Ici, le problème, c'est comment fait-on pour éviter la prolifération de l'encadrement dans le secteur non marchand, puisque la destruction créatrice, que nous venons d'évoquer au niveau de la quatrième objection vis à vis de la sociale-démocratie, n'y opère pas. Précisons que la prolifération de l'encadrement prend principalement, dans le secteur non marchand, la forme que l'on appelle communément bureaucratie administrative.
L'élitisme moral
La troisième approche, c'est le Saint-Simonisme, à savoir la gouvernance par des élites méritocratiques vertueuses. Or, même si l'on parvient à mettre en place une classe sociale dirigeante qui se considère vertueuse, et de laquelle les brebis galeuses sont effectivement écartées, les travaux de Festinger sur la dissonance cognitive nous montrent que cette classe dirigeante ne travaillera pas pour autant nécessairement au service du tous.
La démocratie délibérative
Enfin, la quatrième approche, c'est le retour à la démocratie délibérative sur la place publique. Cela vise à sortir de ce qu'Alain Supiot nomme 'la gouvernance par les nombres', qui consiste à appréhender l'économie d'en haut au moyen d'indicateurs macro économiques, pour ramener la décision au niveau d'assemblées locales où toutes les personnes impliquées par une décision ont la possibilité effective de prendre part au débat. Nous allons maintenant voir que, exactement comme dans le cas de l'objection écologique vis à vis de la social-démocratie, c'est le progrès lui même qui a rendu cette solution impraticable de nos jours.
L'illusion du vote
Le vote constitue l'outil principal de la philosophie des lumières telle qu'héritée aujourd'hui. L'objectif d'éducation pour tous est le moyen de permettre au citoyen d'exercer pleinement ce droit. Le vote peut prendre deux formes: soit l'élection de représentants dans le cadre d'une démocratie représentative, soit une participation directe à la prise de décisions dans le cadre d'assemblées délibératives.
Reprenons ce qu'est l'élection, à la lumière des éléments de sociologie que nous avons amenés aux chapitres 2 et 3. Nous affirmons ici que l'élection n'est pas une bonne solution pour l'attribution des postes de pouvoir. En effet, nous affirmons que l'élection privilégie le réseau, et qu'en conséquence, elle privilégie trop la démagogie. Tout cela trouve son origine dans le fait que nous acceptons trop facilement le simplement vraisemblable, ce qui a pour effet de rendre déterminant l'exploitation à des fins électoralistes de la dissonance cognitive. Dit autrement, pour être élu, il faut limiter la dissonance que l'on génère, donc dire aux gens ce qu'ils croient et ce dont ils ont envie. La complexité n'est pas possible, la sincérité n'est possible qu'à la marge. Nos élites françaises de l'après-guerre n'arrivaient pas à accepter l'inapplicabilité du communisme. Nos élites des années 2000 n'arrivent pas à accepter l'inapplicabilité des Lumières, c'est-à-dire comprendre qu'un débat contradictoire de qualité suivi d'un vote ne produit pas de résultat fiable parce que la dissonance cognitive provoque une sélection extrêmement biaisée des arguments. Ceci n'est bien évidemment pas une apologie de la dictature, ou même du monarque éclairé, mais bien de la raison comme résultat d'un effort social organisé au lieu de supposer qu'elle est innée chez les individus cultivés.
Si maintenant on passe à la délibération publique, le vote direct des décisions n'est pas non plus une solution, à cause de la complexité croissante des questions à traiter, qui est le prix du progrès technologique. Au chapitre 4 concernant le processus de décision nous avons vu qu'un processus de décision rigoureux suppose de satisfaire 4 conditions, dont la première est que la personne qui conduit le processus de décision dispose des compétences nécessaires, et la seconde qu'elle fournisse la quantité de travail requise par la complexité du sujet. Le progrès interdit les individus universellement compétents, donc faire voter tout le monde conduit à déporter le pouvoir des décisions complexes vers un petit nombre de spécialistes prescripteurs. De plus, et surtout, faire voter tous les citoyens suppose que chacun étudie le sujet individuellement, donc chaque étude sera au mieux extrêmement superficielle. Ensuite, un tel vote est bien souvent le résultat d'un marchandage pour obtenir une majorité, et la solution de compromis peut fort bien être la plus mauvaise, parce que la moins cohérente. Enfin et surtout, dans le cas d'un vote, le bulletin de chaque votant ne peut pas être motivé, comme par exemple peut l'être un jugement, donc si la décision s'avère inadaptée, il est très difficile de revenir en arrière en constatant un défaut méthodologique au niveau du raisonnement qui a conduit à la décision. Le vote, c'est l'absence de sécurité.
En résumé, le problème fondamental de la philosophie des lumières, c'est qu'elle suppose que des citoyens bien formés, et un débat de qualité, suffisent à produire une décision de qualité. Cela repose sur le mythe (au sens de Meyer et Rowan) que le débat peut permettre d'ajouter les connaissances du sujet des uns et des autres, et déboucher au final sur l'équivalent du travail construit que livrerait une seule personne, compétente et impartiale, en charge du sujet. L'excuse classique quand on constate sur un cas pratique que cela ne fonctionne pas, c'est : le débat n'était pas d'assez bonne qualité. Or d'une part, le débat ne peut pas être de bonne qualité en général, tout simplement parce que la motivation principale des humains, c'est l'ambition sociale, et non la recherche de la vérité. Sauf exception, les personnes qui prennent la parole lors d'un débat sont intéressées, soit par le prestige personnel lié à une intervention brillante, soit par obtenir une décision finale qui leur serait favorable. D'autre part, à l'issu du débat, le vote présente tous les défauts que nous venons d'évoquer, et au premier chef, celui de ne pas être motivé par un raisonnement explicite qui pourrait être contrôlé.
A ce stade, la solution commence à émerger. Le sujet n'est pas tant de bien sélectionner les responsables, que ce soit par la méritocratie ou par l'élection, ni d'impliquer correctement le plus grand nombre par le vote, mais de s'assurer de la pertinence de chaque décision prise, en exigeant qu'elle soit motivée par une analyse approfondie, qui sera contrôlée du point de vue méthodologique. Le défi que nous allons devoir relever pour mettre le progrès au service de tous, c'est donc celui illustré au chapitre 4, à savoir la production de décisions rationnelles, par des humains qui sont ambitieux et très peu rationnels.
Le retour à la raison
Après avoir envisagé les différentes solutions issues de la philosophie des lumières, et avant de plonger dans le détail de la construction d'une décision rationnelle, prenons un peu de recul, repassons à l'échelle de l'histoire de l'humanité, ce qui nous ramène à la vision du monde de la tripartition de Dumézil vue au chapitre 5. Le capitalisme, c'est le passage du pouvoir principal de la fonction sacerdotale (raison), à la fonction martiale (action). Cette bascule a eu lieu crescendo, en trois étapes : tout d'abord découvertes du Nouveau monde, puis révolution industrielle du XIXᵉ siècle (Marx), et enfin informatisation et robotisation (aujourd'hui). Dans le même temps, on a assisté à une augmentation de la complexité induite par les deux révolutions technologiques, et l'apparition des capacités de la Terre comme facteur limitant de notre développement, qui rend les conséquences globales ou à long terme des actes plus difficiles à appréhender. De fait, pour bâtir une solution, il faut dépasser la vision de Marx que le capitalisme, c'est la primauté du capital sur le travail, pour adopter un registre plus dumézilien, que le capitalisme c'est la primauté de l'action sur la raison.
Illustrons cela par quelques exemples de la survalorisation de l'action et de son corollaire la vitesse dans notre culture actuelle. Cette survalorisation de l'action vise avant tout à favoriser l'acceptation par les populations du système capitaliste, malgré son incapacité à mettre le progrès au service de tous. Un manager qui demande une synthèse, et prend une décision en trois minutes, n'est pas vu en premier lieu comme un fumiste, mais comme un homme apte à décider. Ce qui est mal vu, c'est de ne rien faire, de ne pas assez travailler, mais en revanche passer son temps à s'agiter faute d'être bien organisé ne donnera lieu à aucune opprobre. Pire, un manager qui met la pression sur ses subalternes tout en évacuant leurs remarques concernant les incohérences du travail demandé, et de l'organisation en place pour l'accomplir, par un simple "je n'y peux rien", ne sera pas jugé comme incompétent à encadrer. Bien au contraire, comme le montre le livre The stupidity paradox: The power and pitfalls of functional stupidity at work, le fait qu'il se comporte martialement est gage de réussite.
Nous disposons enfin de tous les éléments pour pouvoir formuler notre solution à la problématique de Marx, qui était comment faire que le progrès profite à tous. La solution, c'est une sortie du capitalisme, qui ne consiste pas avant tout à collectiviser. En effet, la solution que nous proposons consiste à faire rebasculer la fonction prédominante du martial, c'est-à-dire l'action, au sacerdotale, qui doit s'entendre en tenant compte de la méthode scientifique née au XVIIᵉ siècle, c'est-à-dire la raison et non le dogme. La seconde partie de cet ouvrage exposera l'organisation sociale associée. Pour le moment, contentons nous de présenter le processus de décision, qui en est le cœur.
Les conditions d'un processus de décision fiable
Au chapitre 4, nous avons montré que le processus de décision actuel est tout simplement inepte si l'on adopte le point de vue de la rationalité. Si cela ne nous saute pas aux yeux en temps normal, c'est d'une part à cause de la puissance du conditionnement et de l'habitude, et d'autre part à cause du fait que nous en sommes certes victimes à long terme, mais avant tout complices de tous les instants. Dit autrement, ce système de raisonnement est totalement insatisfaisant au regard de nos nouvelles attentes morales liées au savoir-faire technologique. Mais il est aussi le reflet de notre nature héritée de notre évolution génétique. Et il est enfin le moteur effectif qui alimente les populismes. Voyons maintenant ce que pourrait être un processus de décision rationnel. Pour cela, commençons par rappeler les quatre conditions qu'il suppose de satisfaire conjointement : 1. Que la personne qui conduit le processus de décision dispose des compétences nécessaires. 2. Qu'elle fournisse la quantité de travail requise par la complexité du sujet. 3. Qu'elle soit sincère dans ses conclusions par opposition à les orienter en fonction d'un intérêt particulier. 4. Qu'elle ne soit pas victime de croyances qui la conduiraient à biaiser ses conclusions en toute bonne foi.
La plus grande difficulté à surmonter pour mettre en place une organisation sociale qui produise des décisions crédibles, donc bien acceptées par la société dans son ensemble, c'est de satisfaire la quatrième condition, à savoir que le raisonnement ne soit pas biaisé en toute bonne foi. En particulier, comment faire pour éviter le déroulement d'un raisonnement stéréotypé, qui ne fait que singer l'état de l'art, comme le révèle l'article de Meyer et Rowan évoqué au chapitre 3 ? De même, comment éviter que la bonne foi du raisonnement biaisé ne soit assurée par le simple recours au soutien social, c'est-à-dire un comportement grégaire, comme formulé par Festinger dans sa théorie de la dissonance cognitive que nous avions aussi évoquée au chapitre 3 ?
La clé, c'est une évaluation méthodologique du raisonnement conduisant à la décision, c'est-à-dire non pas du contenu, mais de la solidité de l'argumentaire au sens de la méthode scientifique telle que présentée au début du chapitre 22. En particulier, doit être évaluée la faiblesse du raisonnement liée au recours à des heuristiques trop générales, des croyances, ainsi qu'au soutien social. Voyons maintenant les trois points qu'il convient de mettre en place pour qu'une évaluation effective des qualités méthodologiques d'un raisonnement devienne possible. 1. Lutter efficacement contre le risque de recours à des heuristiques trop générales suppose de mettre en place un entraînement à déterminer si l'ensemble des conditions nécessaires à ce qu'une affirmation soit vraie sont réunies. Il s'agit là de la logique, telle que décrite au chapitre 22, qui constitue le support de la science moderne. Donc lutter efficacement contre le risque de recours à des heuristiques trop générales signifie rétablir l'étude de la logique dans le programme de mathématiques, ainsi que son application dans les autres matières, tout au long du cursus, pour s'entraîner à déterminer le niveau de fiabilité de chaque affirmation. Ici, le problème de notre éducation actuelle, c'est qu'elle enseigne à construire des raisonnements où l'on soutient une position au travers d'un argumentaire qui progresse de manière linéaire (1). Il s'agit là de l'agencement naturel pour la rhétorique. Or la science ne fonctionne pas du tout ainsi. En effet, chaque affirmation suppose un ensemble de conditions, donc un raisonnement devrait prendre la forme d'un arbre à l'envers, c'est-à-dire une série de branches dont chaque groupe mène à un nœud qui est le départ d'une plus grosse branche, et ainsi de suite jusqu'au tronc final qui établit la conclusion. 2. Lutter contre les croyances suppose aussi une inflexion des objectifs de l'enseignement. En effet, l'objectif n'est plus simplement d'acquérir un ensemble de connaissances, mais d'associer à chaque connaissance acquise le niveau de fiabilité raisonnablement attribuable à cette connaissance. Le but de ces deux premiers points, c'est d'orienter l'enseignement pour que l'individu devienne capable d'intégrer qu'un raisonnement dont la base est l'accumulation de connaissances largement diffusées mais peu sûres, ainsi que la réutilisation hors contexte de connaissances scientifiques mieux établies, ne produit pas au final une conclusion fiable. Cela implique un important travail initial d'attribution d'un niveau de fiabilité à chaque connaissance, ce qui suppose probablement de redéfinir la mission de l'Académie des sciences ou la création d'une nouvelle académie. Il s'agit là de la prise en compte, de l'article Institutionalized Organizations: Formal Structure as Myth and Ceremony de Meyer et Rowan, évoqué au chapitre 3. 3. Lutter contre le recours au soutien social est plus facile. Cela relève d'un simple exercice à répéter périodiquement au cours de l'éducation, qui consiste tout simplement à relever et rayer dans un document l'ensemble des arguments relevant du soutien social. Il apparaît donc clairement que former des individus capables d'effectuer une évaluation méthodologique sérieuse d'un raisonnement n'est ni plus ni moins qu'une mission à donner au système éducatif. Nous reviendrons un peu plus tard sur le mécanisme de sélection à mettre en place pour déceler les individus ayant acquis les meilleures compétences à ce niveau, donc à qui confier la relecture méthodologique des raisonnements conduisant aux décisions les plus importantes.
La troisième condition pour assurer le sérieux du processus de décision, à savoir la nécessité de sincérité, supposerait en toute logique que la personne qui conduit l'étude menant à la décision n'ait pas d'intérêt lié à cette décision. C'est une condition assez difficile à établir, car souvent pas d'intérêt implique pas de lien, et donc pas de connaissance de l'entité concernée par la décision et de son environnement. Pour cette raison, on cherchera à obtenir cette condition de préférence au niveau de la personne ou des personnes qui auront à effectuer l'évaluation méthodologique du raisonnement menant à la décision.
Nous ne traiterons les modalités mises en place pour satisfaire la condition 2, à savoir l'attribution de moyens suffisants au regard de la complexité du sujet, qu'au prochain chapitre.
Enfin, concernant la première condition, à savoir que la personne qui conduit le processus de décision dispose des compétences nécessaires, nous déterminerons au chapitre 10 les modalités de choix de la personne à qui l'élaboration du processus de décision est confiée. Cependant, nous allons aborder dès à présent une difficulté liée à ce point, à savoir que faire quand on n'arrive pas à établir un raisonnement solide ? En effet, l'évaluation méthodologique dont nous venons de brosser les grands traits fait courir le risque que, sur certaines questions difficiles, on n'arrive pas à établir un raisonnement solide pour soutenir la décision, donc que les tentatives d'élaboration d'une décision soient rejetées les unes après les autres, avec au final une décision prise juste "parce qu'il faut bien en finir". Cela nous amène à la nécessité d'une évaluation des capacités de chaque individu à conduire des raisonnements solides du point de vue méthodologique, de manière à pouvoir confier dès le début les questions les plus compliquées aux individus les plus capables sur ce plan. Or à ce niveau, on ne peut pas se contenter de la formation initiale assurée par le système éducatif. Pour pouvoir bâtir des raisonnements conduisant aux décisions collectives les plus impliquantes, et que ces raisonnements soient respectés, et donc acceptés, il faut avoir prouvé tout au long de sa vie que l'on a des aptitudes à conduire des analyses solides, conformes à la méthode scientifique. Pour autant certaines questions restent trop difficiles, quel que soit l'individu ou le groupe auquel on les confie, pour qu'un raisonnement conduisant à une décision puisse être satisfaisant du point de vue méthodologique tel qu'évoqué précédemment, tout simplement parce qu'il n'y a pas suffisamment de connaissances fiables applicables. Dans ce cas, on ne peut pas échapper à une décision qui soit en partie un pari, en partie un choix arbitraire. Dès lors, l'acceptation sociale de la décision peut soit à nouveau reposer sur la puissance du groupe qui la soutient, comme actuellement, soit sur la respectabilité de la personne ou du groupe qui l'a produite, ce qui nous semble plus souhaitable. Cela implique que tous les individus doivent être soumis tout au long de leur vie adulte à l'élaboration de raisonnements conduisant à une décision, que ces travaux doivent être évalués sur le plan méthodologique comme indiqué précédemment, et que cela doit conduire à l'attribution à chaque individu d'une cotation stratégique, un peu comme le classement des individus dans certains sports comme le tennis, ou encore aux échecs.
N'oublions pas, comme nous l'avons vu au chapitre 2, que la motivation principale des individus, conformément à notre héritage génétique, c'est l'ascension sociale. Tout ce qui sert de marqueur social, que ce soit l'argent et les signes extérieurs de richesse, le pouvoir, les distinctions honorifiques, est donc attractif et susceptible d'orienter nos comportements. À partir du moment où la cotation stratégique devient une note publique attribuée à tous les individus, elle devient inévitablement une nouvelle valeur sociale fondamentale, à côté de l'argent, et influe elle aussi sur le comportement des individus, de manière probablement plus vertueuse.
Arrivés à ce point, nous pouvons constater qu'avant même les éventuels problèmes de mise en œuvre, nous n'avons pas une solution parfaite pour l'élaboration de décisions collectives bien acceptées. En revanche, si nous comparons avec ce qui se fait actuellement, dont nous avons démonté la mécanique au chapitre 4, et ainsi mis en lumière la vertigineuse faiblesse conceptuelle au regard des quatre conditions nécessaires à un processus de décision rigoureux, nous pouvons aussi constater que, sous réserve de respecter les précautions que nous venons d'évoquer, il s'agit là bien d'une refonte complète du contrat social, et pas juste d'une amélioration des institutions. D'où la remarque évidente : tout cela, c'est bien beau sur le papier, mais dans la pratique, cela se passe comment ?
Révision de la déclaration des droits de l'homme
Partons pour cela du cadre actuel qui régit le fonctionnement des organismes de production, entreprises ou administrations. Il se compose de deux éléments principaux. D'un côté le cadre législatif, qui précise ce que les organisations doivent impérativement faire, et ne doivent jamais faire. De l'autre les règles comptables, qui précisent comment une organisation doit formaliser l'utilisation de ses ressources. Nous avons séparé ce second point du premier, car il constitue une extension des règles qui a permis le prélèvement efficace et circonstancié de l'impôt, c'est-à-dire la mise en place d'un État moderne, avec des systèmes de redistribution pour assurer une certaine justice sociale, et éventuellement la gratuité ou quasi-gratuité de certains services tels que l'éducation ou la santé. Dit autrement, la comptabilité est une contrainte méthodologique, un formalisme imposé aux entreprises, qui permet la mise en place d'un État moderne.
Reprenons rapidement tout ce que nous avons vu depuis le début de ce livre. Tout d'abord la constatation de Marx que la révolution industrielle a provoqué une complexification considérable du système de production, encore amplifiée par la seconde révolution industrielle du numérique et de la robotique. Ensuite la constatation actuelle que la Terre est devenue le facteur limitant des possibilités de développement. Mettons en face de tout cela la dissonance cognitive qui amène les individus, même bien formés, à se comporter de manière largement irrationnelle, avec pour résultat un management qui repose plus sur des mythes que de la raison, et la défiance vis-à-vis des élites qui s'insinue progressivement. On comprend dès lors que ce qu'il va falloir renforcer pour retrouver une organisation sociale harmonieuse, c'est la rationalité dans le processus de décision, et pour cela nous allons proposer d'ajouter à côté de la contrainte comptable une contrainte méthodologique, à savoir un nouveau formalisme imposé aux organisations, qui permette d'assurer la qualité des décisions. Le but est de répondre enfin de manière satisfaisante aux deux grandes problématiques de notre temps, qui sont d'une part comment faire pour que tous bénéficient du progrès technologique, et d'autre part comment respecter les limites liées à la capacité de la Terre. L'effet doit être aussi de rétablir la confiance dans les élites, et donc rétablir un contrat social largement accepté. Enfin, ce formalisme doit permettre de contenir les effets de l'ambition sociale dénoncés au chapitre 2, à savoir le népotisme généralisé, et le stress permanent qu'il induit sur les individus.
Du point de vue philosophique, cela revient à refondre l'Article 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 : on garde pour l'instant le fond « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », que l'on ne remettra en cause qu'au chapitre 22, mais on revoit dès maintenant la forme. De « Les bornes ne peuvent être déterminées que par la loi », on passe à une spécification du moyen de décision pour tenir compte de la complexité des sociétés modernes et des limites des ressources terrestres : « Toute décision dont les conséquences impliquent significativement autrui, y compris dans les générations futures, doit être élaborée rationnellement, avec des moyens en adéquation avec les enjeux. »
Dans la seconde partie de ce livre, nous allons présenter plus en détail la mise en œuvre.
(1) La structure des langues humaines est linéaire. Elle est modelée par le langage parlé, qui ne fonctionne qu'en dimension 1, le temps. De fait, les langues humaines ne sont adaptées qu'à la rhétorique, c'est-à-dire une succession d'arguments simplement juxtaposés, qui vise à obtenir l'adhésion par accumulation. Or, pour pouvoir exposer facilement un raisonnement rigoureux, on a besoin de la notion de parenthésage que l'on retrouve en mathématiques et en informatique. Le parenthésage, c'est ce qui permet de structurer correctement une proposition de type "Si A₁ et A₂ et A₃... alors B" et d'imbriquer les propositions les unes dans les autres. Dès lors que l'on dispose du parenthésage, on a besoin de deux notions supplémentaires. D'une part une représentation en dimension 2, pour pouvoir rendre plus explicites les imbrications. On trouve cela à l'état embryonnaire pour les fonctions mathématiques, et de manière plus générale dans certains langages informatiques tels que Pliant qui utilisent l'indentation pour matérialiser certains niveaux de parenthésage. De plus, on a besoin de la notion de renvoi, pour ne pas avoir à exposer l'ensemble du raisonnement sous forme d'une seule expression fortement imbriquée, mais commencer par exposer certaines sous-parties qui seront simplement citées ultérieurement dans des propositions plus grandes. C'est la notion de lemme en mathématiques et de fonctions en informatique. Le problème des langages humains à ce niveau, c'est la faiblesse des conventions qui régissent le système de renvoi. Les lecteurs actuels ne sont pas entraînés à des textes structurés par opposition à linéaires, donc si l'on utilisait massivement les notions de parenthésage et de renvoi pour établir un raisonnement plus rigoureux, le réflexe des lecteurs serait sans nul doute de renoncer à comprendre le texte. Bien évidement, ils utiliseraient le soutien social de la dissonance cognitive pour se convaincre que c'est le texte qui est mal structuré au lieu d'admettre que c'est eux qui ont un effort d'apprentissage à effectuer. Ceci nous ramène au besoin de faire acquérir cette capacité par le système éducatif, ce qui suppose au passage d'établir une convention unique de représentation des notions de parenthésage et de renvoi, comme c'est le cas en mathématiques, et dans chaque langage informatique.
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