Chapitre 23
Transition, mise en place

La mise en place du système décrit dans ce livre suppose tout d'abord de vaincre deux réticences culturelles. La première, c'est de continuer à croire qu'il n'existe que deux systèmes possibles et antagonistes, qui sont le capitalisme et le communisme, et donc que le système capitaliste actuel est sans alternative. La seconde c'est de se contenter de dénoncer le système actuel tout en tentant d'exister à sa marge.

La mise en place du système décrit dans ce livre suppose ensuite d'éviter deux écueils. Le premier serait de vouloir le faire brutalement, par une révolution. En effet, l'issue la plus probable de toute révolution, c'est l'émergence d'un homme fort, donc une concentration des pouvoirs pas franchement en ligne avec ce que nous essayons de promouvoir ici. Le second serait de vouloir adapter ce système aux contraintes de la politique, c'est-à-dire n'en appliquer que les parties pour lesquelles on juge l'opinion publique prête, avec pour résultat logique un système bancal, qui ne fonctionne pas, et le retour à la case départ.

La toute première étape consiste à diffuser dans la société la vision de l'avenir du vivre ensemble contenue dans ce livre. Il y a quatre obstacles à surmonter pour cela : Premièrement, les idées contenues dans ce livre sont multiples et souvent très novatrices, donc pas évidentes à assimiler, ce qui risque d'amener de nombreux lecteurs, convaincus mais pas assez sur d'eux, à ne pas en parler. Ce livre est à lire plusieurs fois, et à discuter entre personnes intéressées. Deuxièmement, contrairement à l'époque de Marx, le paysage médiatique est actuellement surchargé de produits construits pour plaire, qui occupent le terrain et laissent peu de place à un ouvrage de fond construit sur une tout autre base. Troisièmement, 65 millions de Français, c'est 65 millions d'individus qui pensent savoir ce qu'il faut faire mieux que le président et tout autre personne, y compris les penseurs, et ne feront rien à la fin. Culture oblige. Quatrièmement, un pourcentage significatif de personnes seront farouchement - mais pas forcément ouvertement - opposées à ce livre, parce qu'elles occupent actuellement les positions sociales de prestige hors production décrites au chapitre 2, et n'ont pas du tout l'intention que cela change.
D'où l'importance que chaque lecteur qui souhaite, pour lui ou pour ses enfants, un avenir conforme au projet décrit ici, assure activement, et avec persévérance, la diffusion de l'ouvrage dans son entourage.

La première étape de la mise en œuvre,  sera la création d'une banque fonctionnant conformément à la description du chapitre 17, ainsi que la mécanique de contrôle opérationnel décrite au chapitre 11. Dans un premier temps, on peut créer quelques organisations fonctionnant conformément au modèle et formalisme décrits dans ce livre, ainsi qu'y convertir quelques services d'administrations. Une fois le système rodé, il suffit d'augmenter le budget des banques fonctionnant selon ce modèle, de convertir plus de services publics, et de nationaliser progressivement les entités privées les plus structurantes, c'est-à-dire celles qui sont à la source d'une cascade de sous-traitance.
Durant la phase initiale, ce qui est le plus important, c'est de vérifier concrètement que l'on sait mettre en place des organisations conformes dans leur fonctionnement à la description faite dans ce livre. Il convient aussi de s'assurer que tous les aspects d'une telle organisation sociale sont progressivement intégrés dans notre culture.

Depuis des décennies en France, et depuis quelques années aux États-Unis, la gauche est divisée entre d'une part une gauche modérée dite social-démocrate, ayant accepté le principe de l'économie de marché, mais souhaitant la tempérer par la loi, conformément aux recommandations de Marx dans Le Capital, et d'autre part, une gauche socialiste plus radicale, attachée à la notion de services publics et de redistribution, et plus hostile à l'économie de marché. La fracture entre ces deux gauches semble avoir été croissante ces dernières années rendant l'adoption d'un programme commun de gouvernement difficile. Nous pensons, et nous espérons que ce livre provoquera l'émergence d'un nouveau mouvement socialiste radical. En effet, un tel mouvement, même minoritaire, pourrait facilement trouver un terrain d'accord avec la gauche modérée sous la forme : vous continuez à gouverner conformément à la social-démocratie à laquelle vous croyez, mais en échange de notre soutien, vous lancez l'expérimentation à petite échelle du nouveau système que nous proposons ici. Cela permettrait de fédérer ceux qui souhaitent un changement en profondeur du système non plus sous la forme d'une illusoire promesse de retour à un passé mythique, mais sous la forme d'une proposition novatrice à expérimenter, puis approfondir et diffuser progressivement.

Précisons maintenant le lien entre ce livre et les partis politiques. Pour cela, rappelons ce que nous avons indiqué dès le premier chapitre concernant la méthodologie. Résoudre un problème, ici l'insuffisance qualitative de l'organisation sociale capitaliste, suppose de manière très générale quatre étapes : reconnaître le problème, conduire une analyse correcte, élaborer une solution pertinente, et enfin la mettre en œuvre. Concrètement, ce livre prend en charge la partie conduire une analyse correcte, et les grandes lignes de l'élaboration d'une solution. De l'autre côté, il appartient à la classe politique d'une part de faire passer cette analyse dans la culture générale, mais aussi et surtout de mener les discussions pour préciser les détails au fur et à mesure de la mise en œuvre, en tenant compte du retour d'expérience.
La politique ne peut pas faire seule l'analyse et poser les grandes bases de la solution. Même s'il se trouve aujourd'hui des voies pour affirmer que pour construire une politique, il suffit d'interpréter ce qui remonte du terrain, ou il suffit d'organiser une grande consultation citoyenne, il s'agit là d'une dangereuse illusion. En effet, la qualité d'une analyse et de la solution proposée tient avant tout à la cohérence d'ensemble. Or à ce niveau, plus on fait intervenir de personnes, plus on perd. Dit autrement, l'impression actuelle d'incapacité de nos élites politiques à conduire correctement le pays tient plus à l'absence de penseurs pour leur fournir les grandes lignes d'un projet porteur à moyen et long terme, qu'à une défaillance spécifique de la classe politique.
Il faut aussi reconnaître qu'après l'âge d'or des penseurs du siècle des lumières, puis Marx et les anarcho-syndicalistes au XIXᵉ siècle, les penseurs politiques ont brillé par leur absence au XXᵉ siècle. Nous pouvons proposer trois explications à ce constat. D'une part, la mise en œuvre effective du marxisme révolutionnaire en URSS et en Chine au XXᵉ siècle ont progressivement focalisé le débat, je devrais même dire stérilisé le débat, sous la forme pour ou contre, ou plus exactement pour le marxisme révolutionnaire du Manifeste du parti communiste, pour le marxisme du Capital s'incarnant dans la social-démocratie, ou pour pas de marxisme du tout avec l'ultra-libéralisme. D'autre part, durant le XXᵉ siècle, l'intérêt majeur est passé du collectif à l'individuel. Enfin, au moment où naît la sociologie au milieu du XXᵉ siècle, c'est-à-dire les outils qui nous ont permis de repenser l'organisation collective sur des bases scientifiques, et non plus empiriques ou dogmatiques, se déroule la période dite des trente glorieuses, qui a pu laisser penser un temps que la social-démocratie serait la forme ultime d'organisation. En témoigne les évènements de mai 68 qui ont eu de grands effets sur les libertés individuelles mais très peu sur l'organisation collective. Ce n'est qu'avec le retour de la main mise de la finance et de son corollaire de dérèglements caractéristiques de la Belle époque et de l'entre-deux-guerres, et avec l'émergence de l'écologie et l'incapacité à la concilier avec l'impératif de croissance du système capitaliste, que la nécessité de repenser l'organisation sociale est réapparue. Le XXIᵉ siècle avait donc besoin d'une proposition crédible d'organisation sociale, la voici. Sa mise en œuvre est désormais l'affaire de tous, des politiques pour la conduire, des citoyens pour la soutenir.