Chapitre 2 Le népotisme généralisé
Commençons par préciser pourquoi la sociologie est importante à prendre en compte pour compléter les constatations de Marx, afin de bâtir une proposition d'organisation sociale : elle aussi part de constatations de terrain, et de plus elle applique la méthode scientifique, ce qui permet de vérifier ses affirmations en reproduisant les expériences, au lieu de se contenter de raisonnements théoriques dont les fondements sont avant tout idéologiques. Dans ce second chapitre, nous allons aborder un aspect central de la sociologie du XXᵉ siècle permettant de mieux comprendre la dynamique des organisations au niveau collectif. L'aspect central individuel sera abordé dans un troisième chapitre, et illustré dans un quatrième. Enfin, les aspects secondaires feront l'objet d'un cinquième chapitre.
Définition, origine et conséquences du népotisme généralisé
Le népotisme, c'est le fait de favoriser l'ascension sociale des membres de sa famille. Nous définissons le "népotisme généralisé" comme le fait qu'il existe différents cercles concentriques autour de chaque individu, et que les individus dans ces différents cercles sont tantôt ennemis, tantôt alliés quand les ennemis sont ceux d'un cercle plus grand. Ainsi, un individu lutte contre les autres membres de sa famille pour assurer sa position sociale dans la famille, mais ensuite il lutte avec les autres membres de sa famille contre les autres familles de la communauté, puis il lutte avec les membres de sa communauté contre les autres communautés, et pour finir, il lutte avec les membres de sa nation contre les autres nations. On retrouve le même schéma avec les individus qui luttent entre eux pour l'ascension à l'intérieur de l'entreprise, mais ensemble contre les entreprises concurrentes, qui elles-mêmes s'allient pour faire valoir leurs revendications sectorielles. Même chose pour les membres d'un parti politique qui s'allient pour mener campagne contre les autres partis, puis se livrent une guerre sans merci pour le contrôle du parti. En résumé, le slogan du népotisme généralisé, c'est "nous contre eux".
Le document qui présente à nos yeux le mieux le népotisme généralisé est le reportage audiovisuel Primates des Caraïbes de Jack Silberman et Jean-Christophe Ribot, bien qu'il ne définisse pas pour autant le terme. Ce document rapporte et illustre les résultats de scientifiques qui observent les comportements sociaux d'une communauté de macaques rhésus importés d'Inde en 1938 sur l'île de Cayo Santiago. Les singes ne peuvent quitter l'île, mais ils sont nourris et n'ont pas de prédateurs. Or ce que les chercheurs constatent, c'est un fonctionnement social où l'agressivité domine : « Alors que cette île pourrait être leur paradis, ils en ont fait leur propre enfer. » Chaque individu fait partie d'une famille, qui elle-même fait partie d'un groupe, et l'île contient trois groupes au moment du reportage. Les individus échangent de manière pacifique, principalement via l'activité de toilettage, et de manière agressive, via des menaces, morsures et autres. Cependant, la lutte pour la position sociale est quasi permanente, à tous les niveaux. En ce sens, les échanges pacifiques comme le toilettage peuvent être compris comme des alliances en vue de futurs combats. Dans le groupe dominant, le singe au sommet de la hiérarchie sociale se nomme Chester, et se caractérise par le fait qu'il est le plus actif au niveau du réseau des interactions pacifiques. À l'inverse, le numéro 3 dans la hiérarchie, nommé Tony, est le plus actif au niveau du réseau des interactions agressives. La fin du reportage relate la chute puis la mort de Chester, et la prise de pouvoir par Tony, prouvant au passage que leurs stratégies opposées peuvent toutes les deux mener au sommet de la hiérarchie sociale. Au moment de la conclusion, les chercheurs se demandent en quoi l'observation de ces singes pourrait nous permettre de concevoir des sociétés plus altruistes, mais laissent la question en suspens.
Ce documentaire appelle trois remarques très importantes. Tout d'abord, la traduction concrète au niveau collectif de la lutte pour le rang social, c'est la tendance à mener des affrontements sur la base "nous contre eux". Réciproquement, un affrontement "nous contre eux" doit être vu avant tout comme l'expression collective des ambitions sociales personnelles. Il y a donc un lien de cause à effet entre les deux, qui peut cependant être difficile à déceler du fait que l'effet n'est pas toujours direct, comme par exemple dans le cas du racisme. Ensuite, le népotisme généralisé révèle une distinction entre ami et ennemi moins stable et permanente que celle qu'il nous est moralement confortable de penser. Ce sont les mêmes individus qui sont tantôt amis, tantôt ennemis, en fonction des circonstances. Ceci soulève une question philosophique importante, pour laquelle nous n'avons pas trouvé de réponse établie scientifiquement : qu'est-ce qui, au niveau de relations sociales bienveillantes, relève de sentiments sincères, et qu'est-ce qui relève de la stratégie d'alliance ? Enfin, même lorsque Chester est au pouvoir, la violence domine au sein de son groupe. Ceci nous montre que, contrairement à ce que nous avons tendance à penser, ce qui fait le malheur d'un groupe, ce n'est pas tant d'avoir un chef malveillant par opposition à un chef bienveillant, mais bien plus la lutte permanente pour l'ascension sociale qui s'exerce au sein du groupe, indépendamment des caractéristiques du chef.
Voyons dans quelle mesure ces constatations s'appliquent à l'homme moderne. Il pourrait être rassurant de se dire que ces constatations sur des primates ne s'appliquent pas à l'homme censé être plus civilisé. Explorons dans quelle mesure cela est vrai. Dans le reportage, les chercheurs remarquent deux modes de fonctionnement distincts. En temps normal les bagarres sont fréquentes, mais de très courte durée. En revanche, ce qui est singulier avant même la chute de Chester, c'est que les bagarres deviennent soudain longues. Chez les humains, en temps normal, on constate assez peu de bagarres. Pour autant, il suffit de faire parler n'importe lequel d'entre nous pour constater que les interactions sont très souvent hypocrites, c'est-à-dire que le ressenti est conflictuel, mais neutralisé par les conventions sociales qui permettent, sauf chez les jeunes enfants, de contenir la haine ou colère latente. Celle-ci ne s'expriment donc pas sous la forme d'une bagarre de courte durée. Par contre, en période de crise, par exemple au moment des deux guerres mondiales du XXᵉ siècle, on constate une violence paroxystique sur le modèle "nous contre eux", qui s'exprime aussi par des affrontements physiques intenses et durables. Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt cherche une explication contextuelle, invoquant le capitalisme, le nationalisme et l'antisémitisme, pour expliquer le déchaînement de violence qui a eu lieu durant ces périodes. Notre explication est différente : L'instinct de lutte permanente pour progresser dans la hiérarchie sociale existe chez l'homme moderne exactement comme chez les macaques rhésus. En temps normal, les éléments culturels nous permettent, grâce aux conventions sociales, d'éviter que cet instinct ne se traduise par de perpétuels affrontements. À l'inverse, les périodes de crise que nous constatons chez les hommes modernes, exactement comme chez les primates, sont d'une ampleur sans précédent car décuplées par nos capacités technologiques. Il convient donc de reconsidérer la question de l'origine du problème, qui n'est en fait que la recherche permanente d'ascension sociale inscrite dans notre héritage génétique. Or, si les conventions sociales ont prouvé leur capacité à contenir la violence en temps normal, on constate d'une part qu'elles ne sont pas aptes à réguler la violence lors des périodes de conflit paroxystique, et d'autre part l'histoire nous montre que celles-ci correspondent principalement aux périodes de changement de "grand chef" ou à l'action de grands chefs particuliers prônant la violence. À partir de là, une conclusion parait s'imposer : un bon système social pour le XXIᵉ se doit d'être efficace aussi pour contenir la violence en toutes circonstances. Comme Marx qui voulait supprimer le capital pour résoudre les problèmes du capitalisme, on pourrait envisager de supprimer la notion de "grand chef" pour supprimer les crises qui sont liées à sa personnalité ou à sa succession. C'est ce que nous faisons dans la pratique dans la seconde partie de ce livre, sans affirmer pour autant, bien au contraire, que cela résout le problème dans sa totalité.
Précisons qu'en mettant l'accent sur l'aspect 'lutte pour le rang social', nous ne cherchons absolument pas à dénier à l'humain sa capacité altruiste, également contenue dans son héritage génétique. Ce que nous disons, c'est qu'il n'est pas possible de bâtir une organisation sociale satisfaisante sans tenir compte de la nature agressive de l'humain ; en d'autres termes, le rousseauisme est une dangereuse illusion. À l'inverse, la nature altruiste de l'humain n'a pas besoin d'être prise en compte au moment de l'élaboration d'une organisation sociale parce que son expression naturelle et sans contrainte est la plus appropriée. De plus, le progrès technologique amplifie à la fois les conséquences de la non maîtrise de nos instincts belliqueux, et les bénéfices potentiels de leur maîtrise satisfaisante puisque la nature ne nous impose plus des calamités telles que la famine par exemple. La technologie nous donne la maîtrise, et donc la responsabilité, de notre destin, et peut être même de celui de l'ensemble des formes actuellement les plus élaborées du vivant, pour le meilleur et pour le pire. La science nous a permis d'apprivoiser la nature. Saint Exupery, Le petit prince, chapitre XXI : « Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l'oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose... - Je suis responsable de ma rose... répéta le petit prince, afin de se souvenir. »
Il convient aussi de ne pas ignorer le biais qui conduit la majorité d'entre nous à surestimer la nature positive et altruiste des relations humaines, c'est à dire, littéralement, à prendre nos désirs pour des réalités. Par exemple, nous avons tendance à attribuer à la tolérance un caractère inconditionnellement positif. Or, une phrase telle que « chacun peut avoir son avis » n'est en fait que la revendication du droit à la pratique de l'anti-science, qui, comme nous le verrons au chapitre 22, conduit en fait au final à l'effet inverse, à savoir une exacerbation du 'nous contre eux', et donc de la violence sociale. La seule tolérance effective à ce niveau est celle qui accepte d'abandonner une idée à laquelle on tenait quand elle est contredite par les faits, et nous verrons au prochain chapitre concernant la dissonance cognitive que cela est loin d'être la réponse la plus fréquente. Ensuite, la tolérance n'est bien souvent qu'une simple stratégie d'optimisation du népotisme généralisé, à savoir une manière de se faire plus facilement des amis de circonstance, et donc de développer son réseau personnel. Enfin, la tolérance sert trop souvent d'excuse pour se dispenser de s'opposer à l'injustice ou l'arbitraire. Citons à ce propos Cynthia Fleury dans La fin du courage : « Les stratégies d’adaptation sont inévitables et signes de maturité, mais elles sont aussi, hélas, le plus sûr chemin vers l’acceptation et la légitimation de l’inacceptable. L’adaptation des uns fait le lit de l’abus des autres. »
Constatons encore que les attitudes altruistes sont rares dans les situations d'intense lutte pour le rang social, que ce soit par exemple pour les positions d'encadrement dans le monde du travail, ou pour les mandats dans la politique. Dans ces environnements, les alliances sont particulièrement factices et fragiles. Nous voyons donc que chercher à mettre en place des mécanismes visant explicitement à limiter la lutte pour le rang social est une manière de favoriser les comportements altruistes, alors que nier, minimiser, voire glorifier cet instinct de lutte, est une manière de se défausser du problème, avec pour conséquences d'une part de minimiser au final les comportements altruistes effectifs, et d'autre part de favoriser l'émergence de solidarités toxiques de type "nous contre eux". Pour comprendre que l'altruisme s'épanouit mal en environnement hostile, on peut se référer au livre Si c'est un homme de Primo Levi.
Précisons enfin que pour qu'une alliance soit positive, il ne suffit pas qu'elle soit passée en mode bienveillant. Ce qui prime, c'est l'objet de cette alliance, autrement dit : est-ce qu'elle est au service d'un projet construit avec raison et conforme à l'intérêt collectif ? On a tendance à attribuer beaucoup trop d'importance à l'intention affichée au détriment du contenu, et cela s'explique facilement : l'intention affichée, et l'attitude non verbale de l'interlocuteur se décodent instantanément et sans effort, alors que suivre son raisonnement nécessite un effort cognitif beaucoup plus conséquent. La plupart du temps, nous cédons tout simplement à la facilité et nous faisons l'hypothèse que la forme reflète le fond. Déjà dans l'Antiquité, la rhétorique utilisait cette faiblesse à des fins d'ascension sociale, mais à l'ère moderne, les techniques et moyens de communication rapides ont rendu ce biais tellement efficient, et donc problématique, que cela impose que la nouvelle organisation sociale que nous proposerons oppose aussi une résistance spécifique aux présentations altruistes dont les visées effectives ne le sont pas.
Revenons maintenant un instant à la question que nous avions laissée en suspens : est-ce que nos attitudes sociales bienveillantes témoignent d'un altruisme sincère ou d'une stratégie d'alliance. Constatons que dès l'enfance, ce que l'on demande au jeune élève à l'école, ce n'est pas d'aimer son maître ou sa maîtresse, mais de respecter son autorité. Autrement dit, le fait que cela passe éventuellement par l'adoption d'une attitude hypocrite ne pose aucun problème. À ce stade, nous constatons simplement que les bases de l'éducation ne sont pas le développement d'attitudes bienveillantes sincères, mais simplement le fait de contenir la violence, éventuellement au moyen de l'hypocrisie. Nous comprenons tous que l'hypocrisie consiste à prendre sur soi, à accumuler au passage du ressentiment, ou de la haine, qui risque de se déverser brutalement en cas de débordement. Dit autrement, notre système éducatif est optimisé pour le cas où tout va bien, mais ce faisant aggrave l'intensité de la violence paroxystique. Est-ce là une optimisation raisonnable de notre nature ? Nous verrons dans le prochain chapitre qui concerne la dissonance cognitive, que notre objectif principal va être non pas de lutter directement contre le mensonge dans les relations sociales, parce que nous n'avons pas trouvé d'outil efficient pour discerner le sincère du simulé, mais plus de lutter contre le mensonge à soi-même. Pour cela, il nous suffira de comprendre que c'est avant tout le mensonge à soi-même qui empêche le simple dialogue de résoudre les différends. Nous y reviendrons une nouvelle fois au niveau de la morale énoncée au chapitre 22.
Reste maintenant une tâche difficile : faire prendre conscience de l'importance majeure de ce que nous avons formulé précédemment, à savoir que le malheur d'un groupe ne vient pas tant de la malveillance du chef que de la lutte permanente pour l'ascension sociale. En premier lieu, voyons pourquoi cette question est si difficile à comprendre. Tout simplement, parce que nous avons tous été conditionnés, d'une part les histoires de notre enfance, et d'autre part par le récit national. Les histoires de notre enfance racontent généralement l'affrontement entre des bons et des méchants, et l'histoire finit bien, la paix revient, si les bons gagnent. De fait, nous prenons l'habitude d'assimiler paix et chef bienveillant. Concernant le récit national, nous sommes conditionnés par la charte des droits de l'homme : les hommes naissent libres et égaux en droits, ce qui est présenté comme une amélioration par rapport à l'Ancien Régime où la naissance donnait à chacun son statut social. L'argument sous-jacent est que la liberté est préférable à la servitude. Certes, c'est beaucoup plus équitable, mais le revers à la médaille est l'exacerbation de la lutte pour le statut social, puisque les bonnes places sont à conquérir au lieu d'être attribuées au départ. C'est ce qui a conduit certains réactionnaires à rejeter la Révolution française non pas tant pour préserver leurs privilèges, mais par peur du désordre qui résulterait de cette intensification des luttes sociales. Les penseurs des Lumières ont largement idéalisé la compétition pour le statut social, en supposant que les qualités et le courage des individus primeraient, alors que nous venons de voir que notre instinct nous pousse bien plus vers le jeu des alliances et le népotisme généralisé qui en résulte. De fait, l'objectif d'égalité des chances soutenu au niveau de l'éducation nationale est en permanence combattu par les parents, qui font tout pour favoriser leur progéniture, par exemple en contournant la carte scolaire, et dans tous les cas le système d'alliances basé sur le "nous contre eux" reprend le dessus au plus tard à l'entrée dans le monde du travail. De plus, ce qu'a montré magistralement Marx dans Le Capital, c'est qu'une fois les privilèges abolis, la servitude peut dans la pratique continuer sous la forme d'une classe sociale, si l'organisation sociale - le système législatif dans la représentation de Marx - ne limite pas suffisamment les appétits des élites elles-mêmes organisées en tant que classe par opposition à individus méritants. Le "nous contre eux" revient en force sous la forme de lutte des classes, et en ce début de XXIᵉ siècle, de lutte du peuple contre les élites.
En conclusion, à partir du moment où l'on décide que les hommes naissent libres et égaux en droits, il devient nécessaire que le système d'organisation sociale choisi parvienne à : d'une part limiter l'effectivité du jeu des alliances pour la conquête des positions sociales, sous peine d'exacerber le "nous contre eux" et la violence universelle qui en résulte ; d'autre part assurer que la servitude ne réapparaisse pas sous la forme de classes sociales qui génèrent aussi une violence de type "nous contre eux", ce que Marx avait nommé lutte des classes.
Le népotisme généralisé dans le monde du travail
Dans la seconde partie de ce chapitre, nous allons étudier comment l'objectif d'ascension sociale, et le népotisme généralisé qu'il produit au niveau collectif, s'exprime dans le monde du travail. Pour cela, faisons appel aux travaux de C. Northcote Parkinson, et plus précisément son article Parkinson's Law paru en 1955 dans la revue The Economist. Parkinson y constate que, durant la première moitié du XXᵉ siècle, le nombre de bateaux de la Royal Navy diminue considérablement, alors que les effectifs ne diminuent pas dans les mêmes proportions, et que les effectifs d'encadrement augmentent même sensiblement. Parkinson trouve la cause à deux niveaux. D'une part, quand une personne se retrouve saturée de travail, elle n'est généralement pas juste assistée par une seconde ; elle devient ainsi le manager d'un petit service, donc la partie encadrement augmente. D'autre part, quand une personne manque de travail, elle tend à rechercher ou inventer des activités nouvelles, généralement d'ordre bureaucratiques, pour maintenir son poste. De fait, l'encadrement des organisations a tendance à augmenter continuellement dans le temps, réduisant progressivement le rapport travail directement effectif sur travail total, donc la productivité de l'ensemble. Ensuite, comme Marx, Parkinson cherche un formalisme rigoureux, cette fois sous forme d'une formule permettant de prédire l'augmentation des effectifs au cours du temps. Comme dans le cas de Marx, ce n'est pas cet aspect formel qui est le plus intéressant, mais bien l'analyse des causes du problème constaté, à savoir l'inflation continue des effectifs dans l'administration. En matière de rigueur méthodologique, Parkinson présente la même exigence et les mêmes limites que Marx : il ne se contente pas de constater et dénoncer. Il analyse les causes, la mécanique qui produit cela. En revanche, il ne propose pas de solution pour y remédier.
De nos jours, l'effet de la loi de Parkinson est dénoncé dans les ouvrages et articles consacrés aux "Bullshit jobs", mais l'interprétation est devenue idéologique, prenant la forme d'une intention d'aliénation des travailleurs par le capital, alors que nous n'y voyons qu'un effet de notre patrimoine génétique exprimé en environnement capitaliste. Le développement de ce point est reporté au chapitre 19 consacré au commerce mondial.
En rapprochant les travaux de Parkinson de la notion de népotisme généralisé que nous venons d'exposer, nous découvrons que ce que constate et quantifie Parkinson, c'est l'effet sur le long terme de la lutte pour le rang social, dans un environnement où les conventions sociales fortes suffisent à stopper les manifestations directes de violence. Or l'effet qu'il constate, ce n'est ni plus ni moins que l'asphyxie progressive de l'organisation sous le poids de la bureaucratie.
Les travaux de Parkinson ont été trop peu diffusés auprès du grand public, et surtout leur non prise en compte est à l'origine de la plus grande erreur politique à partir des années 1980, à savoir l'ultra-libéralisme. Milton Friedman constate, comme C. Northcote Parkinson, l'inflation continuelle des effectifs de l'administration au cours des 30 glorieuses, et en déduit que le problème est inhérent à la notion d'administration, et donc que la solution, c'est la privatisation généralisée. Or les travaux de Parkinson, puis ceux synthétisés par Meyer et Rowan que nous analyserons au prochain chapitre permettent de comprendre que les entreprises privées sont aussi sujettes à l'inflation progressive des effectifs, au même niveau, à savoir l'encadrement, et pour les mêmes raisons, à savoir l'objectif d'ascension sociale des individus. Ce qui est censé protéger les entreprises privées de cette dérive, c'est la concurrence. Là encore, Meyer et Rowan expliquent pourquoi cela ne fonctionne pas. Les entreprises uniformisent leurs pratiques par nécessité de crédibilité auprès de leurs investisseurs, clients et employés. De plus, une fois passée une certaine taille, l'élimination des entreprises les moins productives, appelée destruction créatrice en jargon capitalistique, cesse plus ou moins parce que la collectivité décide de les sauver pour éviter l'effet domino sur la sous-traitance et autres interdépendances. En revanche, une fois que l'on privatise massivement, le problème, déjà dénoncé par Marx, du progrès qui n'est pas mis au service de tous, se trouve amplifié, en particulier parce que l'instabilité économique et la précarité des emplois augmentent. En effet, sur le long terme, la croissance n'est pas accélérée par l'ultra-libéralisme. La croissance exceptionnelle constatée dans les pays occidentaux durant les XIXᵉ et XXᵉ siècles est le produit du progrès technique, qui lui-même est le résultat de l'application de la méthode scientifique. Le système économique ne joue que dans la mesure où un système trop idéologique peut entraver cette croissance comme par exemple dans le cas du communisme en URSS. Ce qui a le mieux fonctionné durant cette période, c'est la social-démocratie telle que préconisée par Marx dans Le Capital. À l'inverse, l'ultra-libéralisme, c'est-à-dire le marché libéré de toute entrave, a montré qu'il génère des emballements qui sont immanquablement suivis d'effondrements, que ce soit la grande dépression de 1929 ou l'affaire Lehman Brothers en 2008, donc le prétendu gain n'existe pas sur la durée. Dit doctement, le marché ne dispose pas d'un mécanisme de régulation endogène. En revanche, l'ultra-libéralisme amplifie bel et bien la première critique formulée par Marx à l'égard du capitalisme, à savoir le déséquilibre de la relation entre employeur et employé, ce qui a comme effet l'envolée des inégalités. Au final, l'effet net de l'ultra-libéralisme, ce n'est pas une meilleure croissance sur le long terme, mais une augmentation des inégalités.
Le Lean, tel que décrit dans l'ouvrage The Machine That Changed the World de James P. Womack, Daniel T. Jones, Daniel Roos, et Donna Sammons Carpenter apporte en revanche un véritable élément de réponse à la problématique soulevée par Parkinson. Le Lean est un mouvement de réaction contre le Fordisme. Le Fordisme, c'est la suite de ce que décrit Marx dans Le Capital : l'industrialisation amène une bascule de la demande de main d'œuvre d'artisans qualifiés à des ouvriers effectuant un travail répétitif que l'on peut maîtriser sans formation spécifique. Ces ouvriers font tout ce que les machines ne savent pas encore faire, puis sont remplacés par des machines, et littéralement jetés à la rue. À côté de cette classe ouvrière très défavorisée socialement se développe progressivement une classe plus privilégiée, de l'encadrement et des ingénieurs. Marx l'évoque déjà dans Le Capital, en une seule ligne. Avec le Fordisme, la dualité classe laborieuse miséreuse, classe hors production, devient centrale, et contredit la lutte des classes telle qu'envisagée par Marx. En effet, l'objectif majeur des individus devient de passer de la classe des ouvriers à celle de l'encadrement et non de renverser le système ou de lutter collectivement comme le préconisait Marx. Cette évolution produira ce que l'on appelle 'les classes moyennes'. On arrive dès lors à ce que décrit Parkinson. C'est là qu'intervient le Lean, par une revalorisation de la classe ouvrière, tant en termes de rémunération que de formation et de responsabilisation, avec pour double effet de limiter les effectifs hors production de Parkinson, donc au final une meilleure productivité, et des produits de meilleure qualité, parce que ceux qui les produisent savent ce qu'il font tout au long de la chaîne de fabrication, alors qu'une organisation Fordiste se contente de contrôles extérieurs et souvent en bout de chaîne. Le fer de lance du Lean a été l'organisation Toyota qui au tournant du siècle produit les voitures les plus fiables au monde. Mais le Lean ne s'arrête pas à cette réponse aux problématiques de Parkinson et de Marx. Il implique trois autres changements. Le premier, c'est le financement des entreprises par des banques plus ou moins intégrées aux grands groupes industriels, donc capables de travailler sur une plus longue durée. Le second, c'est la refonte de la relation client / fournisseur (B to B), avec des participations croisées, des audits croisés, et un équilibre qui s'établit comme une équitable répartition des efforts et des profits, là où un système Fordiste établit l'équilibre sur la base d'une relation de force. Le troisième, c'est la refonte de la relation producteur consommateur (B to C), avec pour effet une plus grande fidélité d'un client qui recherche moins la bonne affaire, et comme effet global une plus grande stabilité de l'économie, qui permet à son tour d'assurer un autre pilier de l'équilibre social Lean, à savoir l'emploi à vie. Ceci nous amène au problème soulevé par le Lean : c'est un système global d'organisation de la production, qui suppose des éléments culturels présents dans le Japon de la seconde moitié du XXᵉ siècle. Cependant, sa transposition en Occident s'est réduite à une simple optimisation des processus de production, donc un outil de plus au service de l'ultra-libéralisme. Plus précisément, l'effet pervers de cette application dénaturée, c'est une pression accrue sur les opérationnels, sans pour autant limiter l'inflation des effectifs d'encadrement et de la bureaucratie associée, donc un système au final contre-productif vis-à-vis des problématiques soulevées par Marx et Parkinson, avec comme effet net une nouvelle simple augmentation des inégalités.
En résumé, Parkinson nous fournit l'outil pour comprendre que quand les prestations de l'État semblent ne plus être à la hauteur de leur coût de fonctionnement, la solution, ce n'est pas de réduire le périmètre des services publics en privatisant et en libéralisant, ni d'imposer l'austérité dans une logique purement macro-économique, mais bien de renforcer la lutte contre l'inflation des postes non directement productifs. En outre ce chapitre nous a appris autre chose de surprenant, à savoir que la bureaucratie de l'État d'une part, et le racisme ou le nationalisme d'autre part, ont la même origine qui est la lutte des individus pour leur ascension sociale qui conduit d'un côté à la prolifération des niveaux hiérarchiques, et de l'autre à l'exacerbation des comportements de type "nous contre eux".
Une dernière remarque pour mieux comprendre l'importance de l'article de Parkinson. La motivation qu'il met en avant pour passer de la production à l'encadrement, c'est le prestige social. Il a parfaitement raison, et nous venons de voir que cela est lié à notre héritage génétique. Dit autrement, la majorité des individus apprécient instinctivement leur valeur professionnelle comme liée à la taille de la pyramide des personnes sous leurs ordres. L'illustration la plus parlante, parce que la plus extrême, donc la plus choquante, en est la rémunération des patrons des grandes entreprises. Dans des secteurs industriels anciens tels que l'automobile, le résultat final de l'entreprise est bien plus la somme des efforts supplémentaires et des restrictions de rémunération consenties par les employés de base et les sous-traitants que l'effet des décisions géniales du patron. Pourtant, le patron ne trouve pas choquant de percevoir une rémunération invraisemblable rapportée au taux horaire qui y correspond. L'explication, c'est que son évaluation repose en fait sur la taille de la pyramide sociale dont il occupe le sommet, et non sur une évaluation de sa productivité individuelle. De l'autre côté, les observateurs extérieurs qui ne sont pas eux-mêmes au sommet d'une pyramide sociale, éventuellement plus modeste, pourraient faire la même évaluation, et donc trouver tout cela normal, puisqu'ils ont le même héritage génétique. Pourtant, ils sont choqués, ce qui montre que comme nous l'avons évoqué au chapitre 1, la confiance dans l'organisation sociale est en revanche liée à l'évaluation de sa capacité à faire profiter tout un chacun du progrès, c'est-à-dire en grande partie de sa capacité à produire une certaine justice sociale. Ceci nous prouve que la motivation à ne plus faire soi-même est extrêmement forte, donc lutter contre la loi de Parkinson est très difficile, et pourtant absolument nécessaire pour assurer la cohésion sociale. Dans le prochain chapitre, nous verrons comment tout cela se traduit au niveau de la psychologie individuelle.
[ Lors d'une première lecture, pour plus de clarté concernant la vision d'ensemble, vous pouvez passer directement au chapitre 3. ]
Une théorie dérivée : l'analyse transactionnelle
L'analyse transactionnelle est en grande partie le résultat de la constatation, et la classification, des effets du népotisme généralisé, sans pour autant revenir à l'origine du phénomène, à savoir le népotisme généralisé et plus précisément la lutte pour le rang social. En effet, au niveau des trois états du moi, l'état 'parent' peut être interprété comme le protocole de revalidation de la hiérarchie sociale, exactement comme le singe de rang supérieur qui attend le rictus du singe de rang inférieur indiquant son acceptation de la hiérarchie établie. L'état 'adulte' correspond à la formulation rationnelle, sans référence au rang social. Enfin l'état 'enfant' en réponse à un état 'parent' correspond au refus de validation de la hiérarchie sociale.
Expressions alternatives de l'ambition sociale
Il existe deux formes alternatives d'expression de l'ambition sociale. La première, c'est l'appartenance à un groupe prônant un idéal. On pourrait citer comme exemple aussi bien la franc-maçonnerie, le Rotary club, des partis politiques extrêmes ou tout mouvement religieux, tout en précisant bien que cela n'implique en rien une équivalence entre ces différentes organisations. Leur point commun, ce sont des valeurs présentées comme supérieures à ce qui est décrit comme le standard commun. Le gros problème de cette forme d'élitisme, par opposition à l'expression artistique que nous allons voir juste après, est double. D'une part, elle favorise le mensonge à soi-même, donc n'est pas conforme à la morale que nous fixerons au chapitre 22. En effet, plus le groupe se veut élitiste, plus son unité suppose une forme de pureté doctrinale qui implique une allégeance aux valeurs du groupe, et plus largement à toutes les croyances mythiques associées concernant la nature de l'homme, de la société, de ce qui est naturel ou pas. De fait, l'individu n'a d'autre alternative que de finir par se mentir à lui-même pour se conformer sans éprouver trop de dissonance cognitive, ou être finalement rejeté du groupe, avec plus ou moins de finesse suivant la culture et des pratiques du groupe considéré. Plus le niveau culturel du groupe est élevé, plus le discours mis en place pour soutenir les croyances mythiques sera élaboré, la tolérance affichée, et les pratiques raffinées, donc le mensonge à soi-même sera facilité. Pour autant, la finalité et l'effet de la mécanique générale reste la même. D'autre part cette forme d'élitisme favorise naturellement le népotisme et sa conséquence du "nous contre eux". C'est d'autant plus problématique que la dimension élitiste, altruiste ou morale sera utilisée pour justifier la violence associée : « C'est pour la bonne cause ! » Les guerres de religion ne sont que l'expression la plus violente de ces deux facteurs conjugués. Cela nous conduit à être extrêmement réservé concernant toute forme d'idéal de groupe dès lors que le groupe prône des valeurs définies, c'est-à-dire autre chose que la soumission aux faits et à la méthode scientifique comme manière de les appréhender. Se reporter au chapitre 22 pour comprendre ce que nous entendons par "méthode scientifique".
La seconde forme alternative d'expression de l'ambition sociale, c'est l'art au sens général. Nous définissions tout d'abord comme art au sens général toute construction esthétique personnelle, ce qui englobe non seulement les formes initiales telles que peinture ou sculpture, mais aussi des formes plus abstraites telles que les théories mathématiques d'Alexandre Grothendieck. Ensuite, nous définissons la sublimation comme l'expression d'un instinct, c'est-à-dire d'une partie de notre héritage lié à l'évolution, sous une forme transformée qui permet d'éviter un certain nombre des conséquences néfastes liées à son expression directe. Une fois posées ces définitions, nous pouvons présenter l'art au sens général comme la possibilité d'une version sublimée de l'ambition sociale. Le grand intérêt de cette forme sublimée, c'est que l'individu ne cherche plus le soutien uniquement par la puissance du groupe auquel il fait allégeance, mais aussi par la puissance de sa création personnelle. On peut donc voir l'art comme une ou même la forme individualiste de l'ambition sociale. De notre point de vue, cela en fait la version la plus aboutie. En effet, l'individu n'est plus soumis exclusivement à l'allégeance aux valeurs du groupe, qui implique le mensonge à soi-même. De plus, l'individualisme lié à cette forme évite aussi que l'énergie vitale se traduise par du népotisme généralisé, du "nous contre eux", et au final une violence permanente. Ceci ne concerne hélas actuellement qu'une minorité des individus décidant de faire carrière dans l'art au sens général, ou simplement avec art, et cela n'empêche pas non plus une certaine violence liée à "l'originalité de ma création contre celle de tous les autres". Cependant, une grande question concernant l'art au sens général, à laquelle nous ne savons pas répondre, reste : est-ce que tous les individus ont des capacités artistiques significatives au sens général, qui ne demandent qu'à être développées, ou est-ce qu'il ne s'agit là que d'un don qui ne concerne qu'une minorité ?
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