Chapitre 22
|
• |
Comment faire face au stress de la disparition, passée ou a venir, de ceux que l'on aime, à commencer éventuellement par soi ? |
• |
Comment sortir des attitudes naturelles mutuellement destructives, à savoir principalement le népotisme généralisé tel que décrit dans le documentaire Primates des Caraïbes ? Se reporter au chapitre 3 pour la présentation de ce documentaire. |
À l'inverse, nous excluons de la philosophie la rhétorique, c'est-à-dire l'art du discours, car même si elle a été enseignée dans de nombreuses écoles de philosophie, elle n'en reste pas moins un outil de conquête du pouvoir, qui est bien souvent contraire au deuxième objet de la philosophie que nous venons d'exposer. Le succès de la rhétorique correspond au fait que c'est bien souvent cela que les gens venaient chercher dans les écoles de philosophie.
Une autre manière d'aborder les choses, plus scientifique mais tout aussi philosophique, c'est de partir de la question "Qu'est ce que l'homme ?" au sens de : qu'avons-nous hérité de l'évolution en tant qu'espèce animale ; et une fois ainsi compris ce qui est instinctif chez chacun de nous, quelle culture ajouter, c'est-à-dire quoi rajouter artificiellement par le conditionnement social, pour obtenir au final le résultat le plus harmonieux possible ? Par harmonieux, il convient d'entendre le niveau de stress minimum chez les individus. Cela nous oriente clairement vers le reportage Primates des Caraïbes vu au chapitre 2, comme point d'entrée de la réflexion philosophique. Ce reportage nous montre de plus que le stress provient principalement du népotisme généralisé, ce qui justifie l'adoption de la question "Comment sortir des attitudes mutuellement destructives ?" comme point central de la réflexion philosophique.
Dans sa tentative de vulgariser les grandes théories philosophiques, Luc Ferry décompose chaque école philosophique sous la forme de trois éléments : une vision du monde, une morale, et enfin des recettes de vie.
Ce que nous allons chercher à montrer ici, c'est d'une part ce qu'est la science moderne, ce qui va nous conduire à expliciter quelques bases de logique et du fonctionnement des sciences, c'est-à-dire faire un peu d'épistémologie. C'est d'autre part, que la vision du monde issue de la science moderne est la seule qu'il soit encore raisonnable d'adopter au XXIᵉ siècle, ce qui nous conduira à la relier à d'autres parties de ce livre.
Précisons pour commencer et fournir des repères concrets à ceux qui auront du mal à suivre les développements concernant la logique, que ce que nous entendons par science moderne, c'est les sciences ou les parties des sciences qui correspondent à l'application stricte de la méthode scientifique, c'est-à-dire les mathématiques, la physique, la biologie, une partie de la médecine, et une partie de la sociologie. Les autres sciences humaines telles que l'histoire ou l'économie n'en font clairement pas partie ; nous allons maintenant voir pourquoi.
Est scientifique tout discours qui se présente sous la forme "Si A alors B" dans lequel A définit un ensemble de conditions telles qu'une personne qui lit cet énoncé peut en satisfaisant l'ensemble des conditions décrites dans A, reproduire l'expérience, et constater B par elle-même. Généralement, A prend la forme "A₁ et A₂ et A₃ etc". Cette même proposition scientifique tombe dès lors qu'une personne formule un contre exemple, c'est à dire une proposition du type "Si A et C alors non B", et que d'autres personnes vérifient cette seconde proposition. Dit plus simplement, la proposition initiale tombe dès lors que quelqu'un montre que les conditions fixées n'étaient pas suffisamment précises pour garantir le résultat.
Pendant des siècles, la logique universellement admise et seule utilisée a été celle exposée par Aristote dans l'Organon. Elle faisait partie intégrante de toute formation philosophique classique. Cette logique est basée sur la notion de propriétés - par exemple, être un animal - et privilégie les raisonnements en trois temps, que l'on appelle des syllogismes. Pourtant, cette logique est limitée : elle ne parvient pas à appréhender les propriétés arithmétiques, comme par exemple être douze. A la fin du XIXᵉ siècle, Gottlob Frege, pour lever cette difficulté, défini un nouveau formalisme qui jette les bases de la logique moderne : le calcul des prédicats, aussi appelé logique du premier ordre. Celui-ci présente de nombreux avantages, en particulier le fait que tout raisonnement mathématique - qu'il soit, logique, arithmétique, analytique, ou même géométrique - peut être exprimé à l'aide de ce formalisme, et même ensuite vérifié par une machine.
Pourtant, au moment même où le formalisme de la logique devient enfin complet et rigoureux, les philosophes s'en détournent. Ainsi, si le Manuel de philosophie de Louis Bordet de 1932 est encore constitué pour moitié d'une partie "Logique" qui traite d'épistémologie, le programme de philosophie actuel ne traite plus de la logique. Celle-ci n'ayant pas pour autant été réintégrée aux mathématiques au niveau du cursus du Lycée, elle n'est tout simplement plus enseignée largement. Sachant qu'elle reste le fondement de la science, que comprendre la mécanique de la logique, et s'entraîner à son usage, constituent la base pour pouvoir produire ou vérifier un discours scientifique (1), cesser de l'enseigner nous semble pour le moins questionable, quand dans le même temps on déplore la prolifération des vérités alternatives à la suite de l'apparition des nouveaux media que sont les réseaux sociaux.
Développer l'esprit critique, c'est bien, à condition de commencer par la base, et la base, cela reste la logique, faute de quoi on confond assez rapidement discours scientifique et discours rhétorique. Ce faisant, on bascule de la science à l'anti-science, que nous aborderons un peu plus loin, avec pour pour conséquence, comme nous le verrons, l'augmentation de la violence sociale.
Un cours sur le calcul des prédicats dépasse l'objet de ce livre. Je vais simplement prendre un exemple non trivial pour illustrer la méthode scientifique :
« La Terre est ronde »
S'agit-il d'une proposition scientifique ? Au premier abord, cela ne semble pas évident, parce que cette proposition n'a pas la forme "Si A alors B". En fait si. Ce qui est particulier à cette exemple, c'est que A est vide. Dit autrement, cette phrase doit se lire sous la forme "Si pas de condition particulière alors la Terre est ronde".
À ce stade, on peut rétorquer que ce n'est pas une démonstration. Certes, mais une proposition scientifique n'est pas une démonstration, juste une affirmation que personne n'arrive à contredire. Une démonstration c'est un surplus qui n'existe qu'en mathématiques et qui permet de montrer à l'avance que jamais personne ne pourra contredire cette proposition. Une proposition démontrée s'appelle un théorème, et une proposition non démontrée s'appelle une conjecture. Chaque science établit ses propres règles pour déterminer parmi les propositions celles qu'elle juge dignes d'intérêt (2). C'est la dimension organisation sociale spécifique à chaque science. Une science qui retiendrait trop facilement les propositions se trouverait noyée par la dispersion, et une science qui fixerait des contraintes trop fortes passerait à côté de propositions intéressantes dont elle a besoin pour avancer. Ces règles de sélection que chaque science se donne évoluent au fur et à mesure du développement de ladite science. En mathématiques, il faut que la proposition soit démontrée (théorème), ou que des travaux importants et infructueux d'invalidation aient eu lieu (conjecture) pour qu'une proposition soit retenue. En astronomie, il faut non seulement qu'elle explique des phénomènes difficiles à expliquer sans cette proposition, mais aussi de préférence qu'elle prédise quelque chose que l'on ne vérifiera par mesure qu'ultérieurement. De manière générale, une simple proposition, qui n'est donc que vraisemblable, ne sera pas retenue, sauf s'il existe des indices supplémentaires qui donnent à penser qu'elle est vraie. C'est sur ce plan que la science moderne s'est différenciée de la science incluse dans la philosophie grecque dans laquelle être vraisemblable était jugé suffisant. De plus, toujours de manière générale, seules les propositions les plus simples et surtout les plus générales sont retenues. Un dernier point pour comprendre le bien fondé de cette limite que chaque science se donne en filtrant les propositions retenues : un des résultats les plus impressionnants du calcul des prédicats, le théorème d'incomplétude de Kurt Gödel, est justement de démontrer qu'il existe des propositions que l'on ne sait pas démontrer, donc si les mathématiques retenaient en masse les propositions non démontrées, on risquerait de se retrouver avec une explosion arithmétique des propositions de type "Si A alors il se peut que B" qui ne ferait au final que limiter l'intérêt pratique du domaine.
Voyons maintenant ce qui se passe si quelqu'un affirme :
« La Terre est plate »
Dans ce cas, on peut faire tomber l'affirmation par la contre proposition suivante :
« Si je vais dans la station spatiale internationale, et que je regarde par le hublot, alors je constate que la terre n'est pas plate »
Ici, C est :
« Je vais dans la station spatiale internationale, et que je regarde par le hublot ».
Continuons un peu pour bien comprendre ce qu'est la science.
Notre affirmation initiale que la Terre est ronde peut aussi être partiellement invalidée :
« Si je mesure l'équateur, j'obtiens 40074 km à plus ou moins 1 km près, et si je mesure un méridien et son opposé, j'obtiens 40008 km à plus ou moins 1 km près, donc la Terre n'est pas ronde. »
En fait, notre proposition initiale était trop approximative, et aurait du être formulée sous la forme :
« La Terre est une sphère de circonférence 40000 km avec une erreur de mesure de moins de 1% et une déformation de moins de 1%. »
Ce qui nous amène à comprendre que l'évolution de la science moderne, c'est assez rarement une invalidation complète d'une proposition scientifique, mais bien plus fréquemment un besoin de compléter les conditions expérimentales ou de préciser les limites de la conclusion. La plus célèbre illustration de cela est la mécanique quantique qui n'a pas invalidé la mécanique newtonnienne, mais a simplement nécessité de préciser son champ d'application et sa précision.
Prenons maintenant la proposition :
« Dieu existe »
De la même manière que précédemment, nous pouvons la présenter sous forme scientifique sous la forme "Si pas de condition particulière, alors Dieu existe". Ici, ce qui pose problème du point de vue de la science, et là où Pascal a fait fausse route au niveau méthodologique en avançant une démonstration, c'est que le problème d'une telle affirmation n'est pas tant de savoir si elle est vrai ou fausse, mais de définir ce qu'est Dieu. Dieu n'est pas quelque chose que l'on peut observer directement, exactement, comme la gravité. Du point de vue de la science, on doit donc déduire son existence de ses effets prédictibles. En effet, si Dieu n'est pas directement perceptible et n'a pas d'effets perceptibles, alors il est sans lien avec le monde réel tel qu'appréhendé par la science puisqu'il n'existe pas de proposition scientifique où le A impliquerait l'existence de Dieu, et le B impliquerait quelque chose de vérifiable qui n'est vrai que si A. Au final, la phrase "Dieu existe" revient à affirmer que quelque chose de non défini existe, donc n'est pas une proposition scientifique valable. En résumé, ce second exemple nous montre simplement que contrairement au discours de tous les jours, la science suppose de définir précisément tout ce dont on parle. Une phrase telle que "Le ciel est bleu" nous semble parfaitement claire, jusqu'au moment où l'on se demande "Qu'est ce que le ciel ?" et "Qu'est ce que la couleur bleu ?".
Expliquons maintenant pourquoi la vision du monde de la science moderne est la seule qu'il soit raisonnable d'adopter au XXIᵉ siècle.
Nous avons indiqué en introduction que l'un des deux sujets de la philosophie est de nous permettre de sortir des attitudes naturelles mutuellement destructives. Or, si l'on réduit les croyances à ce que la science a établi, alors les différentes croyances ne s'opposent pas les unes les autres, donc les individus n'ont pas de raison de s'affronter pour résoudre un différend de croyances. À l'inverse, dès que la vision du monde inclut des croyances dogmatiques, alors les croyances d'un individu ou d'un groupe peuvent être en contradiction avec celle d'un autre, et dans ce cas, la tentation sera forte dans le groupe dominant d'imposer ses croyances à tous, ne serait-ce que pour réduire son propre niveau de dissonance cognitive, et nous avons vu au chapitre 2 que cela se traduira généralement par un affrontement du type "nous contre eux".
Voyons maintenant ce qu'est le contraire de la science. Naïvement, on pourrait penser que c'est l'affirmation de choses fausses, doctrinaires, comme par exemple « La Terre est plate ». Cependant, cela montrerait que l'on a confondu un peu science et vérité. Reprenons. La science, c'est une démarche qui cherche à formuler des propositions "Si A alors B" solides, c'est-à-dire que l'on ne prend pas en défaut. Pour ne pas prendre les anti-scientifiques pour des imbéciles qu'ils ne sont pas forcément, définissons l'anti-science plutôt comme le fait de formuler des propositions "Si A alors B" dans lesquelles l'objectif, la valeur ultime de sélection des propositions intéressantes, n'est plus le fait que la proposition ne puisse pas être prise en défaut, mais le fait que la proposition soit vraisemblable et surtout que l'effet B soit socialement valorisé.
Prenons par exemple l'affirmation « Pour réussir, il faut travailler son réseau ». On peut la formuler sous la forme « Si on travaille son réseau alors on réussit ». Du point de vue de la pure logique, la seconde proposition n'est pas équivalente à la première. L'équivalent correct en pure logique serait la contraposée « Si on ne travaille pas son réseau alors on ne réussit pas ». Mais en anti-science, on s'en fout ! Ce qui fait la valeur anti-scientifique de la proposition « Si on travaille son réseau alors on réussit », c'est le fait que réussir soit perçu comme quelque chose d'important.
Dit autrement, la science sélectionne les propositions qui sont irréfutables, l'anti-science sélectionne les propositions simplement vraisemblables qui ont les conséquences les plus intéressantes.
Nous arrivons maintenant à l'affirmation intéressante de cette partie : dans nos raisonnements, nos échanges avec les autres, sur les media, l'anti-science est ultra dominante.
Les deux grandes théories anti-scientifiques en plein essor en ce début du XXIᵉ siècle sont le coaching avec des propositions « Si... alors vous allez mieux réussir » et le développement personnel avec des propositions « Si... alors vous serez plus heureux ».
Le problème de l'anti-science, c'est que la promesse n'est souvent pas tenue. Ce ne serait pas bien grave si nous étions des êtres purement rationnels dont la conclusion serait : je me suis laissé aller à pendre mes désirs pour des réalités, cela n'a pas marché, j'ai reçu une bonne leçon et la prochaine fois je serai moins naïf vis-à-vis des gourous. Mais voilà, notre nature, c'est bien plus la dissonance cognitive. Donc plutôt que de dénoncer la proposition initiale, qui nécessiterait au passage de remettre en question notre décision passée, et donc notre capacité de jugement, nous préférons trouver une cause extérieure, ajoutée, qui va permettre de justifier que cela n'a pas marché, mais que cela aurait dû. De fait, d'une part, nous devenons solidaires du gourou qui va pouvoir ainsi prospérer, et d'autre part nous reportons notre haine liée à l'insatisfaction du résultat non atteint sur quelque chose ou quelqu'un qui n'y est pour rien.
Cela est si vrai que le gourou expérimenté délivre souvent, en filigrane, et en même temps que sa proposition, une suggestion de responsable extérieur en cas d'échec.
Au final, on a créé une croyance partagée qui va pouvoir être réutilisée pour mener une bataille de type "nous contre eux", où "eux" c'est les causes extérieures des échecs.
En résumé, l'anti-science part d'une proposition positive "réussir" ou "être heureux" et produit en fait une augmentation de la violence sociale pour purger les échecs. Les seuls qui y gagnent vraiment, ce sont les gourous de l'anti-science qui y trouvent une certaine réussite sociale.
Les recettes de vie que nous retenons sont principalement héritées de l'école stoïcienne. Pourquoi l'école stoïcienne plutôt qu'une autre ? Parce qu'elle soulève le moins de contradictions avec l'ensemble de ce livre, en particulier la vision de l'homme soumis au népotisme généralisé et à la dissonance cognitive, présentée dans la première partie du livre.
La première recette, c'est la maïeutique de Socrate, au Vᵉ siècle av. JC, c'est-à-dire le fait de faire progresser la réflexion en posant des questions. Il s'agit là, pour nous, des prémices de la science moderne. En effet, poser des questions, cela conduit en pratique à préciser le A dans une proposition "Si A alors B". Or l'erreur la plus fréquente dans nos raisonnements, c'est justement d'avoir une formulation de A trop générale ou trop approximative.
Seconde illustration de l'importance de la maïeutique : dans l'article Institutionalized Organizations: Formal Structure as Myth and Ceremony que nous avons évoqué à la fin du chapitre 3, John W. Meyer et Brian Rowan montrent que les organisations ont tendance à fonctionner en suivant des règles communément admises, mais qui reposent au final sur des concepts non démontrés. Questionner, c'est amener à remonter de l'affirmation de l'attitude adaptée, parce qu'elle correspond aux standards de la profession, aux concepts qui la sous-tendent, puis en continuant le questionnement, à la prise de conscience que tout cela repose au final sur des affirmations gratuites.
Les deux autres proviennent des stoïciens tardifs, durant les deux premiers siècles de notre ère :
• |
Tout d'abord, Épictète, dans son Manuel, nous invite à séparer ce qui dépend de soi et ce qui ne dépend pas de soi. Ensuite, d'un côté, on ne doit pas se faire de souci concernant ce qui ne dépend pas de soi, et de l'autre on doit exercer toute son intelligence et son courage sur ce qui dépend de soi. |
• |
Ensuite, l'ouvrage De la brièveté de la vie de Sénèque nous invite à faire ce qui est le plus important au lieu de gaspiller sa vie. |
Voici deux remarques complémentaires concernant ces préceptes stoïciens :
Tout d'abord, notons que le journal des problèmes, présenté au chapitre 9, est une mise en pratique du précepte d'Épictète. Le point clé en est la troisième colonne, qui ne vise pas tant à résoudre le problème, car bien souvent une partie de la solution ne dépend pas de nous, qu'à simplement proposer une manière d'améliorer la situation, c'est-à-dire exercer notre intelligence et notre courage sur la partie qui dépend de nous, au lieu de prendre la partie qui ne dépend pas de nous comme prétexte pour ne rien faire au final, si ce n'est nous plaindre.
Ensuite, remarquons que bien souvent, c'est la maladie, et la perspective d'une mort prochaine qui nous font prendre conscience de l'importance du précepte de Sénèque. En effet, la perspective d'une mort prochaine et prématurée, a pour effet de limiter notre intérêt pour l'ascension sociale, et de fait nous rend plus réceptif aux préceptes philosophiques qui vont à l'encontre de notre instinct.
Voyons maintenant en quoi les deux préceptes retenus d'Épictète et de Sénèque répondent aux préoccupations de la philosophie telle que nous l'avons définie au point de départ.
Le précepte de Sénèque "faire ce qui est important" répond à la première question, à savoir comment faire face au stress de la mort. Il s'agit d'une réponse qui n'est pas totalement satisfaisante, mais qui a l'avantage de ne pas nécessiter l'adoption d'une croyance en une forme de continuation de la vie après la mort.
On peut aussi voir ce précepte de Sénèque comme une forme plus exigeante du précepte "Avoir une vie qui a du sens".
Pour comprendre l'effet du précepte d'Épictète, distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n'en dépend pas, on peut se reporter au livre La fin du courage de Cynthia Fleury. Elle nous montre que l'attitude la plus commune est de renoncer à s'opposer à ce qui est pourtant moralement inacceptable, ce qui revient à renoncer à lutter contre les attitudes mutuellement destructives. Or Épictète nous invite, dans les situations où nous n'avons pas le pouvoir de résoudre le problème dans son ensemble, à pour autant ne pas renoncer à agir, donc à s'opposer à l'injustice. En particulier, le fait d'avoir obéi ne peut pas être une excuse suffisante. Ce faisant, nous limitons considérablement la possibilité pour les attitudes mutuellement destructives de perdurer indéfiniment.
Il est important de comprendre que le précepte d'Épictète n'a rien à voir avec l'attitude qui face à un grand problème, comme par exemple l'écologie, ou la faim dans le monde, consiste à se contenter d'un petit geste. En effet, dans ce cas, on n'a pas déterminé tout ce qui dépendait de nous, et l'on s'est simplement acheté une bonne conscience à moindre frais.
L'autre versant de la recommandation d'Épictète est tout aussi important : ne pas se faire de souci concernant ce qui ne dépend pas de soi ; c'est la base pour ne pas ruminer, ne pas s'inquiéter inutilement, donc... ne pas être empêché de vivre pleinement l'instant présent. Il s'agit du concept d'ataraxie que nous allons maintenant présenter plus en détail.
Pour un philosophe, la question de départ, c'est souvent celle du bonheur : est-ce que être heureux, c'est avant tout avoir du plaisir, ou est-ce qu'être heureux, c'est avant tout vivre dans la sérénité ?
La première option, c'est celle de l'hédonisme, et c'est celle qui semble devenir systématiquement dominante dans les sociétés capitalistes développées. Une illustration extrême serait l'adolescent qui rêve de passer sa vie dans des "mega teufs". Le succès de l'hédonisme tient avant tout au fait que sa version naïve correspond assez bien à notre recherche instinctive du bonheur. Cependant, cette version naïve ne fonctionne pas bien, parce que le plaisir tend à s'émousser quand il se prolonge des semaines durant ou se répète sous la même forme. Cela conduit à une perpétuelle fuite en avant pour échapper à l'insatisfaction, à la frustration, ou à une angoisse diffuse de l'avenir, qui toujours reviennent. Nous reprendrons plus en détail, un peu plus loin, les conditions d'un hédonisme satisfaisant.
La seconde option est celle de la recherche de l'ataraxie. Pour faire simple, l'ataraxie, c'est l'impression de félicité que l'on peut ressentir simplement parce que rien ne vient l'entraver, ni souci présent, ni angoisse concernant l'avenir. L'illustration la plus connue est celle de Bouddha. Le grand avantage de l'ataraxie, c'est que c'est une forme de bonheur stable, qui peut durer indéfiniment si rien ne vient le perturber.
Une autre différence fondamentale entre les deux, c'est que l'hédonisme tend à être une démarche plus facile à suivre chez les jeunes chez qui la pulsion de vie est forte, alors que la recherche de l'ataraxie devient plus facile quand les pulsions baissent, et que l'expérience de la recherche du plaisir dans la jeunesse a montré ses limites.
Une autre manière de voir les choses, c'est que l'hédonisme cherche à assurer le bonheur en remplissant la vie, alors que l'ataraxie est une démarche dans laquelle le bonheur naît de l'abandon de tout ce qui est superflu. Pour filer la métaphore, on pourrait présenter l'hédonisme comme une tentative de remplir le récipient troué de notre bonheur en l'alimentant avec un flux d'eau toujours plus grand.
Cela nous conduit à présenter une notion connexe, celle de l'impermanence. L'impermanence, c'est le fait que dans la vie rien n'est garanti : nous pouvons avoir une position sociable enviable, une famille aimante, et pourtant avoir du mal à nous sentir heureux, parce que nous savons que nous pouvons perdre notre travail demain, que nos proches peuvent être victimes d'un accident soudain, etc.
Or ce qu'il y a de plus difficile pour atteindre l'ataraxie, que l'on soit jeune ou vieux, et ce qui en fait au final une philosophie beaucoup plus ardue que l'hédonisme, c'est l'acceptation de l'impermanence. Si l'on accepte pas l'impermanence, on vit dans l'angoisse du lendemain, de la perte possible de son bonheur présent, donc on n'accède pas à l'ataraxie. Mais accepter l'impermanence, cela représente rien moins que résoudre la première grande question de la philosophie que nous avons évoquée au début de ce chapitre, à savoir "Comment faire face au stress de la disparition, passée ou à venir, de ceux que l'on aime, à commencer éventuellement par soi ?"
En conséquence, l'ataraxie implique presque toujours une notion de minimalisme, de frugalité. En effet, moins on possède ou moins l'on croit, moins l'impermanence a de prise sur nous. Dit autrement, c'est parce que l'acceptation de l'impermanence est difficile que la frugalité qui la facilite est nécessaire pour avoir une chance d'atteindre l'ataraxie.
Résumons : l'hédonisme semble plus accessible, surtout quand on est jeune, mais ne fonctionne pas bien sans précautions particulières que nous verrons un peu plus loin, et même de moins en moins bien quand on avance dans la vie ; l'ataraxie semble plus efficace, mais redoutablement difficile à atteindre, à cause de l'impermanence. Revoyons maintenant comment agissent les préceptes que nous venons d'énumérer.
La maïeutique socratique est un outil pour travailler sa raison sous l'angle d'éviter de se complaire dans l'erreur.
La première partie du précepte d'Épictète, à savoir exercer toute son intelligence et tout son courage sur ce qui dépend de soi, est une invitation à l'effort qui ne semble pas directement liée à l'ataraxie.
La seconde partie du précepte d'Épictète, à savoir ne pas se faire de souci concernant ce qui ne dépend pas de nous, est clairement un outil de travail pour favoriser l'ataraxie.
Enfin, le précepte de Sénèque de se concentrer sur ce qui est le plus important au lieu de gaspiller sa vie est l'outil pour travailler plus spécifiquement la problématique de l'acceptation de l'impermanence via l'absence de regrets.
Reste donc juste à expliquer pourquoi l'ataraxie suppose l'effort, et donc la raison de la première partie du précepte d'Épictète. Ce qui n'est pas clarifié est générateur d'inquiétude, donc l'ataraxie suppose la lucidité. Or au fur et à mesure que l'on devient lucide, on devient aussi sa propre conscience morale, c'est-à-dire que le fait que l'on soit satisfait de soi ne dépend plus tant du résultat obtenu ou de l'évaluation et la reconnaissance par les autres, mais de son propre jugement ; c'est ce que montre très bien Marc Aurèle. À partir de là, l'ataraxie suppose d'être en paix avec sa propre conscience, donc d'avoir satisfait la première partie du précepte d'Épictète, c'est-à-dire exercé tout son courage et toute son intelligence sur ce qui dépendait de soi.
Au final, le premier précepte d'Épictète, et l'effort qu'il suppose, sont des conditions nécessaires pour atteindre l'ataraxie, au même titre que l'acceptation de l'impermanence.
Nous venons de montrer que les préceptes stoïciens sont des outils efficaces pour atteindre l'ataraxie. Or au niveau individuel, celle-ci est non seulement la voie la plus sûre d'accès au bonheur stable, mais aussi le meilleur outil de maîtrise de la dissonance cognitive. En effet, ce qui s'oppose au traitement rationnel de la dissonance cognitive, c'est le refus de remettre en cause une croyance. Une fois l'ataraxie atteinte, on a accepté l'impermanence, donc la disparition de ses croyances.
Enfin, l'ataraxie a une grande vertu sociale qui est d'être un moyen très efficace pour limiter le népotisme généralisé là où l'hédonisme tend à l'exacerber.
L'explication part d'une remarque du reportage Primates des Caraïbes que nous avons utilisé au chapitre 2 pour présenter le concept de népotisme généralisé : si l'individu cherche à progresser dans la hiérarchie sociale, c'est parce que ses chances de survie en tant qu'individu isolé sont minces. Autrement dit, la motivation initiale, c'est l'angoisse vis-à-vis d'un environnement hostile. Si avec l'ataraxie, l'angoisse a disparu de manière générale, alors la motivation pour la lutte pour l'ascension sociale disparaît aussi au profit de la simple collaboration sociale.
À l'inverse, l'hédonisme naïf suppose toujours plus, puisque le plaisir à tendance à s'émousser. Donc pour obtenir toujours plus, la seule solution, c'est de monter toujours dans la hiérarchie pour disposer de toujours plus de moyens.
Si l'on vise spécifiquement l'ataraxie, il existe quatre pratiques qui peuvent aider à l'atteindre, mais qui ne relèvent pas pour autant de la philosophie, c'est-à-dire d'une pratique intellectuelle consciente visant à nous permettre de dépasser nos instincts.
La première, c'est la méditation.
La seconde, c'est la pratique de l'exercice physique, par exemple le Yoga.
La troisième méthode, c'est l'art au sens général.
La quatrième enfin, c'est la participation à des rituels.
Dans les quatre cas, il s'agit d'un conditionnement visant à limiter l'agitation mentale parasite, et il existe des conditions à satisfaire, au niveau de la pratique, pour qu'elle conduise à une progression vers l'ataraxie. L'étude de ces conditions dépasse le champ de ce livre.
Nous venons de voir que les préceptes stoïciens vont plus dans le sens d'une recherche d'un bonheur ataraxique, et que cette approche est pertinente pour assurer la stabilité du bonheur, et cohérente pour limiter l'effet du népotisme généralisé issu de notre héritage génétique.
Pour autant, le plaisir, et donc le bonheur hédoniste, ne sont absolument pas à exclure. Nous allons maintenant préciser les conditions sous lesquelles il peuvent aussi participer à la réponse à la seconde question de la philosophie, à savoir comment sortir des attitudes mutuellement destructives.
Commençons par remarquer que l'hédonisme peut prendre plusieurs formes plus élaborées et surtout plus satisfaisantes que la recherche naïve d'un plaisir immédiat.
Tout d'abord, la variante vitaliste de Jean-Marie Guyau dans Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, peut s'avérer plus stable. Cependant elle revient à considérer l'individu isolé par opposition à la question philosophique "Comment sortir des attitudes mutuellement destructives ?" que nous avons choisie. Guyau ne disposait pas des apports de la sociologie, si bien qu'il n'a pas pris en compte que c'est une morale qui augmente au final le stress du fait de l'exacerbation du népotisme généralisé. Par une pirouette kantienne, on pourrait dire que cette philosophie n'est pas morale parce que pas généralisable. Le vitalisme peut prendre aussi bien une apparence altruiste comme dans la vie au grand air de certaines formes de scoutisme, qu'une apparence cynique sous la forme « il est normal que les forts écrasent les faibles », mais exactement comme nous l'avons vu au chapitre 2, ce n'est pas la nature bienveillante ou malveillante de l'individu qui fait que l'ambition sociale se traduit en violence généralisée, mais bien la nature même du népotisme généralisé qui résulte mécaniquement de l'ambition sociale.
Vient ensuite la variante du plaisir partagé, que nous n'excluons pas a priori. Dans ce cas, c'est la dissonance cognitive qui pose problème. En effet, les plaisirs des uns ne correspondent pas aux plaisirs des autres, donc l'ajustement se fait soit par l'hypocrisie, soit par du mensonge à soi-même, ce qui tend à ressortir tôt ou tard sous forme de frustration et souvent de violence sous une forme ou une autre.
Cette tension se retrouve au niveau d'un hédonisme cadré par un fort impératif moral de respect des autres, pour éviter ses débordements, mais la sociologie nous montre que le problème est insoluble. Dès lors que le cadrage devient suffisamment efficace pour éviter la ré-émergence de la violence sous une forme ou une autre, les entraves au plaisir sont telles que l'ataraxie semble une voie plus satisfaisante. Plus précisément, le niveau de cadrage moral à mettre en place est très variable d'un individu à l'autre, fonction de son ambition sociale, de sa créativité personnelle, et de sa capacité d'auto-cadrage. De fait tout niveau de cadrage fixé collectivement par la société ne peut être qu'insatisfaisant car trop contraignant vis-à-vis de certains individus tout en s'avérant insuffisant vis-à-vis d'autres.
Enfin, le plaisir sublimé sous la forme de pratique des arts est la forme souvent retenue pour présenter les sociétés idéales libérées du travail. Il s'agit d'une combinaison des deux précédentes : le cadrage impose les arts comme support codifié du plaisir partagé.
Au final, retenons que la nature humaine présentée aux chapitres 2 et 3, et plus particulièrement la force de la motivation initiale de l'ambition sociale liée à notre patrimoine génétique, nous montre que l'hédonisme qui ne se traduit pas au final par une recrudescence de la violence, et donc du stress au niveau de certains individus, est très difficile à obtenir. Dit autrement, le grand problème de l'hédonisme, c'est qu'il a une fâcheuse tendance à dériver vers le chacun pour soi, et qu'il n'existe pas de bon niveau universel de cadrage moral.
À l'inverse, l'objection la plus fréquente vis-à-vis de l'ataraxie seule, c'est : si je n'ai plus de plaisir dans la vie, alors je serai un peu mort. Voyons ce qui se cache derrière cette inquiétude instinctive.
La première question, c'est : est ce que j'ai intégré le précepte de Sénèque, et que je suis en train de faire le plus important dans ma vie, ou est-ce que je me suis trouvé une situation sociale confortable et qu'au fond de moi, je sais qu'elle ne correspond pas au plus important ?
La seconde question, totalement liée à la première, c'est : est-ce que j'ai le courage de faire tout ce qui dépend de moi, c'est-à-dire me mettre en danger pour faire ce qui est le plus important, ou est-ce que je me suis trouvé des excuses pour ne pas faire ce qui me semble juste mais qui n'est pas dans mon intérêt ?
Une fois posées ces deux questions, on constate que le plaisir hédoniste naïf, c'est celui qui permet de faire taire sa mauvaise conscience. J'ai une bonne situation, qui m'apporte des plaisirs, ce qui est bien la preuve que tout va bien. Si les plaisirs s'arrêtent, alors la mauvaise conscience n'est plus contenue. On arrive à une formulation plus difficile à accepter, qui est que si je n'ai plus de plaisirs dans la vie, alors je n'arrive plus à me mentir à moi-même concernant le fait que tout va bien dans une vie qui n'a pas de sens.
Nous pouvons maintenant formuler les conditions d'un hédonisme satisfaisant.
La première, c'est d'avoir une vie qui a du sens.
La seconde, c'est de ne pas se mentir à soi-même.
La troisième, c'est de ne pas obtenir son plaisir au détriment des autres.
Les deux premières conditions sont celles qui évitent de se retrouver dans la situation de recherche du plaisir pour se cacher ses inquiétudes comme nous venons de le décrire.
La troisième condition, c'est celle qui garantit que la recherche de plaisir des uns et des autres ne se traduit pas au final par une augmentation de la conflictualité. Remarquons à nouveau, comme nous avons vu dans le chapitre 3 sur la dissonance cognitive, que pour être efficiente, cette troisième condition suppose aussi la seconde.
On peut à ce stade faire un parallèle entre le plan individuel de ce chapitre et le plan collectif du reste de ce livre. L'hédonisme, c'est ce que l'on aimerait qui soit, parce que c'est ce qui donne le plus l'impression de liberté individuelle, comme le capitalisme et sa liberté d'entreprendre. Ensuite, l'observation objective montre que de la même manière, sa forme généralisée se traduit en pratique par de nombreux laissés pour compte à cause du conflit généralisé qui en résulte. À partir de là, on peut soit chercher à juste réguler, et ce sera un cadrage moral moyennement contraignant sur le plan individuel ou la social-démocratie sur le plan collectif, ou bien on peut prendre en compte que c'est la nature même du système qui est problématique et qu'il convient dès lors d'envisager tout autre chose, et ce sera l'ataraxie et les préceptes stoïciens ou l'organisation sociale proposée dans ce livre.
Rappelons que dans une philosophie, la morale fixe l'objectif, et les préceptes ou recettes de vies fournissent des outils. Or nous avons vu qu'un des deux objets de la philosophie est de permettre de sortir des attitudes naturelles mutuellement destructives. Donc notre morale doit promouvoir des attitudes qui ne sont pas mutuellement destructives.
La clé nous vient de Leon Festinger qui constate que les attitudes socialement destructives s'accompagnent le plus souvent d'un mensonge à soi-même, généralement sous la forme d'une croyance arbitraire. En appliquant la contraposée logique de la constatation de Festinger, on obtient que si l'on ne se ment pas à soi-même, alors on ne commettra que peu d'actions socialement destructives. À partir de là, "ne pas se mentir à soi-même" devient logiquement notre principe moral central, et c'est une morale objective puisque nous avons montré qu'il s'agit d'une condition nécessaire pour ne pas nuire aux autres. Dans cette perspective, la pratique de la méthode scientifique, par opposition à la rhétorique ou l'anti-science, s'impose aussi comme seule méthode crédible.
On peut aussi constater que "ne pas se mentir à soi-même" était notre seconde condition pour un hédonisme satisfaisant. Cette proposition est la plus centrale, parce qu'indispensable aussi bien à juguler une éventuelle fuite en avant dans le plaisir au niveau individuel, que à limiter le "au détriment des autres" à titre collectif.
À l'inverse, on ne peut pas fixer la recherche du bonheur par l'ataraxie comme principe moral. En effet, la seule justification à imposer une règle morale, c'est de rendre crédible la phrase "ne pas nuire aux autres". Or rien n'empêche de choisir l'inhibition, c'est-à-dire un cadrage personnel volontaire, appliqué à un niveau approprié fonction des caractéristiques spécifiques de la personne, comme méthode pour y parvenir.
C'est là qu'interviennent les préceptes stoïciens que nous avons évoqués précédemment. Ne plus se mentir, ce n'est pas quelque chose que l'on peut décider du jour au lendemain puisque nous avons vu dans le chapitre sur la dissonance cognitive que le mensonge à soi-même est généralement inconscient. Pas plus, du reste, que l'on ne peut décider du jour au lendemain d'atteindre l'ataraxie.
Au final, la morale que l'on est en droit de fixer, c'est uniquement ne pas se mentir, mais ensuite, les préceptes stoïciens que nous avons fournis comme guide auront un double effet. D'une part, ils conduisent à respecter cette morale, mais en plus, il conduisent à l'ataraxie qui est la forme la plus stable du bonheur. Autrement dit, la grande vertu de cette morale, associée aux préceptes stoïciens, c'est qu'elle conduit à la libération de l'individu, et non à son sacrifice au bénéfice du groupe.
Ne pas se mentir à soi-même, c'est un point nécessaire aussi bien pour obtenir l'ataraxie que pour assurer un hédonisme satisfaisant. En revanche, nous n'avons pas retenu comme principe moral d'avoir une vie qui a du sens. En effet, une morale se doit de ne comprendre que le strict minimum pour satisfaire "comment sortir des attitudes mutuellement destructives". Donc, une morale n'a pas de justification à couvrir tout ce qui est conseillé pour réussir sa vie, ce qui constitue les préceptes de vie.
Pour autant, "avoir une vie qui a du sens", qui est impliqué par le précepte stoïcien de Sénèque "Faire ce qui est le plus important", reste un prérequis pour quiconque souhaite se donner les moyens de réussir sa vie. Simplement, c'est un outil individuel, là où la morale fixe une contrainte sociale.
(1)
Quand on apprend à faire des démonstrations au collège et au lycée, on s'exerce à quelque chose de fondamentalement utile, c'est-à-dire produire un raisonnement sans faille. Un exercice encore plus formateur actuellement pratiqué en mathématique est "Parmi les propositions suivantes, indiquez celles qui sont vraies, celles qui sont fausses et dites pourquoi". Il s'agit là de l'exercice de base pour entraîner son cerveau à la science puisque cela revient à tester si le A d'une proposition "Si A alors B" est suffisamment précis. Le problème, c'est que faute de cours sur la logique et l'épistémologie, les élèves auront tendance à penser que cela ne s'applique qu'aux mathématiques, donc est sans intérêt dans la vraie vie.
(2)
Plus précisément, les propositions sont regroupées dans des ensembles que l'on appelle théories. Une nouvelle théorie, c'est une manière originale de représenter les choses, dont la valeur sera liée à sa fécondité, c'est à dire la série des nouvelles propositions, ou des nouvelles démonstrations de propositions existantes, qu'elle va induire.