Chapitre 6
L'histoire après Marx

La philosophie de Marx était celle des lumières, dont nous venons de rappeler que la caractéristique initiale dominante était l'émancipation du citoyen par l'accès au savoir. Ensuite, son aversion contre le système bourgeois dont il faisait pourtant partie tient en grande partie à l'échec de la révolte sociale de 1848 qui visait à concrétiser une partie de cet idéal des lumières. A partir de là, Marx avance deux voies. Dans Le manifeste du parti communiste, tout d'abord, il préconise le renversement pur et simple de la bourgeoisie, et la collectivisation des biens de production. Dans Le capital, ensuite, il préconise une voie plus modérée, à savoir une intervention de l'État de type sociale démocratie, pour simplement contrer l'exploitation excessive des travailleurs par la bourgeoisie capitaliste. Voyons maintenant ce que l'Histoire a déroulé, et les enseignement que nous pouvons en tirer.

Le XXᵉ siècle et ses expérimentations infructueuses

Le recul supplémentaire lié au déroulement de l'ensemble du XXᵉ siècle permet à Thomas Piketty de montrer que sans l'appui des guerres, la lutte sociale n'est pas suffisante pour assurer la réduction des inégalités. En d'autres termes, le système de régulation des excès du capitalisme par la loi proposée par Marx dans Le Capital n'est pas suffisant. Ce que constate déjà Marx à la fin du Capital, à savoir les carences au niveau de sa mise en œuvre sont systématiques. Nous verrons cela plus en détail au chapitre 7.

De la même manière, il faut cesser de voir les Trente glorieuses comme une sorte d'âge d'or perdu auquel on pourrait revenir, par exemple par un repli nationaliste. En effet, cette période n'est pas le résultat d'un progrès social irréversible, mais comme le montre Thomas Piketty, elle est un simple effet positif transitoire, sous produit des deux grandes guerres du XXᵉ siècle. Et par voie de conséquence, les années actuelles sont un retour inéluctable à la normale, c'est-à-dire un niveau d'inégalités choquant, exactement comme à la période de Marx.

Ensuite, l'expérience du communisme soviétique nous a montré que la révolution prolétarienne préconisée par Marx dans le Manifeste du parti communiste ne résolvait rien par elle-même, c'est-à-dire que le problème de fond n'était pas qui exerce le pouvoir, mais comment est exercé le pouvoir. Ce qui soustend cette erreur, c'est d'avoir considéré que la lutte des classes, c'est-à-dire une forme particulière de la lutte "nous contre eux" était un constituant de la nature humaine. Or, comme nous avons vu au chapitre 2, ce qui est un constituant de la nature humaine, hérité de notre évolution génétique, c'est la lutte pour la position sociale. Autrement dit, si l'on fusionne de force les deux groupes qui étaient en lutte intense, à savoir la classe ouvrière et le patronat, la lutte ne s'arrête pas pour autant, mais d'autres groupes se forment qui se mettent à lutter sur une autre modalité du "nous contre eux", par exemple ceux du parti contre les autres.

À l'inverse, l'émergence du fascisme nous a montré le danger de la trop faible régulation du capitalisme par la loi. En effet, celle-ci se traduit par l'incapacité à amener l'organisation sociale à un niveau moralement satisfaisant vis-à-vis de l'attente des populations, qui a augmenté suite au progrès technologique. Il en résulte une défiance progressive vis-à-vis des élites qui alimente une montée en puissance des populistes, puis leur accès au pouvoir, et enfin le recours à la dictature pour s'y maintenir une fois que les faits ne suivent pas les promesses. Cette funeste escalade est de nouveau en cours au moment où nous écrivons ce livre.
Quand on rapproche cette explication du totalitarisme de la tripartition présentée au chapitre précédent, on constate qu'une bascule de l'organisation sociale a généralement deux sources : d'une part les conditions de vie réelles, et d'autre part les représentations symboliques.

Enfin, mai 68 peut être vu comme une contre-réaction dogmatique, visant à imposer la vision de Rousseau d'un homme naturellement bon que la société corromprait. D'où un rejet des structures sociales symboliques en place, à savoir les deux premières fonctions de Dumézil, la sacerdotale aussi bien sous sa forme ecclésiastique qu'universitaire, la martiale aussi bien sous sa forme policière que capitaliste.
Le problème de la vision, certes plaisante, de l'homme par Rousseau, c'est que les expérimentations scientifiques de la sociologie naissante, que nous avons évoquées aux chapitres 2 et 3, l'avaient définitivement invalidée dès les années 1950.

Plus précisément, au XVIᵉ siècle, le géocentrisme a été le point de fixation de la vérité révélée qui s'opposait à la naissance de la science moderne, c'est-à-dire du dogme qui s'oppose à la raison. Cela a conduit en particulier à la condamnation et l'exécution de Giordano Bruno pour hérétisme, et ce qui montre qu'il s'agit d'un problème de fond et non le résultat de circonstances malencontreuses particulières, c'est que quatre siècles plus tard, Giordano Bruno n'a toujours pas été réhabilité par l'Église catholique. Aujourd'hui, le rousseauisme est devenu l'autre forme du dogme qui s'oppose à la raison. Dans cette nouvelle forme, le dogme c'est celui de l'homme idéalisé du siècle des Lumières, et la science naissante c'est la sociologie. La nouvelle religion s'appelle le coaching ; elle nous promet aussi le bonheur, mais dès cette vie-ci, à condition de substituer à notre sens critique l'application religieuse de recettes cognitivo comportementalistes.

Quand on met bout à bout tous ces éléments d'expérience apportés par le XXᵉ siècle, ce qui apparaît, c'est que la gauche, qu'elle soit modérée ou communiste, n'est plus une méthode ou alternative crédible pour réguler dans la durée, ou se substituer au capitalisme. Mais il faut aussi intégrer que le capitalisme lui-même n'est pas un système capable de réguler ses propres excès, donc qu'il implique des périodes régulières de guerre ou de totalitarisme. Ceci revient à dire que Marx n'apporte pas de solution, mais que laisser faire ou prétendre réformer le système capitaliste sans changer sa nature est tout aussi illusoire.

Au final, le XXᵉ apparaît comme un siècle où l'on découvre ce qui ne marche pas, mais pas vraiment de solution au delà des propositions invalidées de Marx. La seule avancée significative est apportée par Keynes qui nous a appris que non seulement il faut protéger les individus des effets pervers du capitalisme, mais aussi protéger le capitalisme de lui-même en reprenant la main au niveau politique dès que le système entre en crise. Le problème, c'est que cette protection est efficace à court terme pour éviter l'effondrement rapide et massif, mais pas à plus long terme pour éviter la séquence perte de confiance, populisme, totalitarisme.

Le XXIᵉ siècle et les réseaux sociaux

L'un des faits marquants du début du XXIᵉ siècle est l'émergence des réseaux sociaux. Nous ne nous intéresserons pas ici aux finalités commerciales des entreprises qui fournissent cette infrastructure, ni même aux risques que le profilage massif des personnes fait courir à nos sociétés sur le long terme, mais aux motivations des individus qui participent à ces réseaux sociaux, et à l'effet potentiel de ceux-ci sur l'organisation sociale.

Il nous semble clair que la motivation principale d'adhésion aux réseaux sociaux, consciente ou non, est la stratégie d'alliances, dont le moteur est l'objectif d'ascension sociale évoquée au chapitre 2. La puissance de cet instinct hérité de notre évolution génétique explique parfaitement pourquoi l'adhésion aux réseaux sociaux a été rapide et massive, et que les problèmes de fichage généralisé ont été ignorés par les individus.
Ensuite, ce qui nous semble marquant concernant l'effet potentiel des réseaux sociaux sur l'organisation sociale, c'est leur similitude avec le monde réel.
Le documentaire Primates des Caraïbes montrait que les individus peuvent soit privilégier un réseau bienveillant, ce que faisait Chester, soit un réseau agressif, ce que faisait Tony. On retrouve exactement le même phénomène au niveau des réseaux sociaux, où d'un côté existent des réseaux d'échanges de potins ou de financement participatif, et de l'autre des réseaux dont la base est une haine commune.
Ensuite, nous avons vu que les échanges sociaux en vue d'établir des alliances, qu'ils soient bienveillants ou agressifs, se traduisaient au final chez les macaques rhésus par une lutte permanente. Là encore, les réseaux sociaux nous semblent présenter la même dynamique que le monde réel. Soit les personnes adoptent comme critère de réussite sociale la popularité, soit elles utilisent le réseau social comme outil pour passer des alliances dans le monde réel, c'est-à-dire développer leur réseau pour assurer leur réussite sociale dans le monde réel. Or celles qui adoptent comme critère de réussite sociale la popularité sont en lutte permanente pour cela.
Enfin, un des problèmes lié à la dissonance cognitive est que les individus ont tendance à sélectionner leur source d'information en fonction de leurs croyances, ce qui les conduit souvent à maintenir des convictions erronées. Là encore, les réseaux sociaux posent problème, mais la sélection de la presse que l'on lit ou de la chaîne de télévision que l'on regarde produisaient précédemment le même type de biais.
Enfin, les réseaux sociaux ont cette nouveauté apparente que chacun peut s'exprimer, ce que ne permettait pas la presse écrite, et peu la télévision, mais qui existait déjà au niveau de n'importe quel rassemblement politique ou associatif.

Au final, les réseaux sociaux nous apparaissent simplement comme un nouveau media, qui comme la presse, puis la radio, puis la télévision en leur temps, accélère simplement la vitesse de propagation des informations, et donc diminue le niveau de recul critique.
Faut-il pour autant en conclure comme Gérard Bronner dans La démocratie des crédules que la massification de l'information liée au développement de l'Internet fait régresser le niveau de véracité ? À notre avis non, pour peu que l'on adapte le fonctionnement des media professionnels, comme nous le proposeront au chapitre 20.

Notre époque

Avant de passer à la description de la solution proposée, précisons le contexte du problème que nous cherchons à résoudre, et pour cela, commençons par mieux définir ce qui caractérise notre époque.

Singularité

L'élément le plus singulier de notre époque, par rapport à toutes les précédentes, et donc aussi par rapport à celle de Marx, c'est que la Terre est soudain devenue le facteur limitant de notre développement.
Or notre organisation sociale actuelle, qui rappelons-le correspond à peu de choses près aux recommandations de Marx dans Le Capital, à savoir une régulation du capitalisme par la loi, tente de régler aussi le nouveau problème écologique par la loi. Ça, c'est le côté pratique. Du côté symbolique, la sensibilité écologique correspond bien à l'expression du besoin d'une nouvelle organisation sociale pour maîtriser les conséquences de la révolution technologique, mais cette aspiration peine à trouver une proposition de modalités pratiques. On retrouve au niveau de l'écologie la même scission que l'on avait rencontré au niveau de la justice sociale. D'un côté, les durs qui veulent sortir du capitalisme, et de l'autre, les modérés qui veulent simplement l'amender. En ce sens, même s'il parle assez peu directement d'écologie, on peut voir ce livre comme une proposition écologiste radicale en ce sens que son objet central est bien la mise en place d'une organisation sociale adaptée au niveau technologique moderne.

Continuité

À l'inverse, une fois écartée la différence majeure de la capacité de résilience de l'écosystème terrestre actuel devenu le facteur limitant du développement humain, de nombreux éléments de l'époque actuelle, c'est-à-dire celle de la seconde révolution industrielle, sont en continuité avec l'époque de Marx, c'est-à-dire celle de la première révolution industrielle.

La seconde révolution industrielle (informatique, robotique) et l'explosion des moyens de communication amplifie simplement la bascule qui avait déjà eu lieu à l'époque de Marx : l'objectif principal n'est plus la production mais devient de trouver à tout prix des débouchés pour les produits.

L'instabilité chronique du système capitaliste persiste. Marx affirmait que cette instabilité est inhérente au capitalisme, et malgré les déclarations optimistes et péremptoires des économistes persuadés que maintenant on comprend le fonctionnement du système, donc on sait le réguler, l'histoire, y compris récente, donne raison à Marx.

Les changements sont rapides, mais contrairement aux croyances populaires, ils ne le sont pas plus qu'au XIXᵉ siècle. En effet, les bouleversements liés à l'arrivée du train ont été tout aussi violents et rapides que ceux liés à l'arrivée du numérique.

Abordons maintenant l'aspect social de notre époque.

La structure sociale de production n'a pas fondamentalement changée. Simplement, après l'esclavage et la misère ouvrière, on s'appuie désormais sur l'exploitation d'une classe ouvrière délocalisée, principalement en Asie et en Afrique.

Rapports sociaux

Les élites sont devenues notoirement incompétentes parce que illettrées numériques. Elles sont dès lors incapables de penser l'organisation et perdent en grande partie leur crédibilité. C'est une différence importante par rapport à l'époque de Marx. Au moment de la première révolution industrielle, un patron qui faisait le tour de son usine pouvait se faire une idée assez précise de la situation rien qu'en observant le fonctionnement des machines et des travailleurs, et le flux de la production. À l'inverse, à l'ère numérique, le patron est très largement myope. L'image qu'il se fait de l'état de son système informatique dépend totalement de ce qu'on lui en dit et non d'une constatation directe. De plus, dès lors que le flux de production implique de la data et non plus de la marchandise, il devient incapable de l'organiser sans faire appel à des spécialistes.

Les élites syndicales aussi sont dépassées, illettrées numériques, incapables de penser la complémentarité homme machine (1). Donc les revendications ont progressivement basculées de synonymes de progrès à rétrogrades. Faute de capacité à proposer un modèle d'avenir, on en est venu à revendiquer le retour à un passé idéalisé, ou simplement rechercher le statu quo.

Au final, avant les gens étaient pour tel ou tel système, maintenant ils deviennent progressivement contre le système mais pour rien d'autre. Donc on assiste en ce début du XXIᵉ siècle à un retour d'un populisme sans contenu, avec les risques associés.
Les phases successives d'une telle dérive sont :
1. Pas d'impression de justice sociale, c'est à dire le sentiment que les élites ne méritent pas leur position
2. On vote pour un homme alternatif
3. Comme il ne traite pas le vrai sujet, soit il disparaît, soit il devient tyran.

 

(1)
Le terme "complémentarité homme machine" correspond au fait que la production est aujourd'hui assurée par un mixte d'opérations automatisées et d'opérations manuelles. Donc, pour obtenir une production efficace et de qualité, il est important d'assurer une bonne articulation entre les deux. Or on constate trop souvent que c'est le coté automatisation qui est l'objet des plus gros investissements, et que cela conduit à considérer les humains comme de simple compléments des machines. Cela produit au final une dégradation des conditions de travail, exactement comme Marx le constatait lors de la première révolution industrielle. Voir l'explication plus complète fournie au chapitre 15.