Chapitre 11
Le contrôle opérationnel

Aujourd'hui deux entités existent pour contrôler le bon fonctionnement des individus, entreprises, administrations, associations. D'une part le journalisme d'investigation, dont le rôle est de mettre en lumière ce qui était caché sans pour autant être d'ordre privé, c'est-à-dire lutter contre la dissimulation. D'autre part le couple police justice, dont le rôle est de lutter contre la tricherie.
Nous proposons d'ajouter à ces deux structures le contrôle opérationnel, dont le but est de favoriser l'application de l'état de l'art. Le contrôle opérationnel lutte contre l'incompétence et la prise de décisions sur une base méthodologique inepte, tel que vu au chapitre 4. Il s'agit de la clé de voûte de tout l'édifice.

Fonctionnement

Le contrôle opérationnel est exercé périodiquement sur toutes les organisations. Il est exercé par un petit groupe de personnes extérieures, tirées au sort en tenant compte des contraintes géographiques, parmi celles disposant des compétences requises et ne présentant pas de conflit d'intérêt. Un conflit d'intérêt peut être signalé soit par la personne qui contrôle, soit par l'organisation contrôlée. Dans le groupe qui contrôle, on doit trouver 50% de personnes ayant déjà effectué l'activité de l'organisation contrôlée, 50% autres.
Les contrôleurs peuvent interviewer, en privé si cela leur semble souhaitable, qui bon leur semble dans l'organisation contrôlée.

Le contrôle vise à évaluer séparément chacun des points suivants :
1. L'intérêt pour la collectivité de la raison d'être de l'organisation contrôlée, formulée par son président.
2. La complétude et sincérité du contenu des journaux des problèmes et des réflexions stratégiques.
3. L'alignement des activités et ressources avec la raison d'être. Ceci concerne les fonctions de trésorier et de président.
4. L'efficacité organisationnelle, en particulier via le journal des problèmes. Ceci concerne plus particulièrement le directeur.
5. Les éventuels transferts de travail sur des tiers non rémunérés, par exemple en leur imposant de la saisie en ligne non facilement automatisable, ou de venir chercher l'information.
6. L'attribution pour chaque étude stratégique de moyens d'étude proportionnés aux enjeux. Ceci concerne plus particulièrement le président.
7. La qualité de mise en œuvre du résultat des analyses stratégiques. Ceci concerne plus particulièrement le directeur.

Remarquez que nous avons à dessein utilisé le terme contrôle opérationnel, et non audit. En effet, l'objectif du contrôle, c'est de vérifier la pertinence et la qualité méthodologique en premier lieu des analyses stratégiques qui ont été menées, et non de mener ces analyses stratégiques et de proposer des solutions. La base a été décrite au chapitre 7, dans la partie "Les conditions d'un processus de décision fiable". Pour autant, il nous semble ici utile de rappeler le point suivant, quitte à nous répéter : il s'agit d'une évaluation méthodologique visant à s'assurer que les quatre conditions d'un raisonnement sérieux ont été réunies. En particulier, le contrôle doit être très vigilant à considérer comme non valides toutes les formes de conformisme méthodologique. On entend par conformisme méthodologique l'application d'une recette qui ne marche pas réellement, sous le prétexte que c'est le standard, et donc "on ne pourra pas nous le reprocher". On considère aussi comme une forme de conformisme méthodologique le recours au soutien social pour valider une solution non étayée. Enfin, le contrôle opérationnel doit favoriser une prise de risque raisonnée. L'objectif à ce niveau, c'est clairement de lutter contre le mythe qui se substitue à la raison, comme décrit dans l'article de Meyer et Rowan évoqué au chapitre 3.

Suite à l'évaluation générale de l'entreprise, le groupe de contrôle :
1. Attribue des notes aux analyses stratégiques, ce qui vient ajuster la cotation stratégique de leurs auteurs. C'est ici que le lien se fait avec l'analyse du mode de raisonnement que nous avons proposé au chapitre 7.
2. Ajuste éventuellement les notes des analyses plus anciennes en fonction de leurs conséquences une fois que celles-ci deviennent visibles.
3. Peut décider l'attribution obligatoire de ressources à certaines questions stratégiques existantes ou ajoutées.
4. Peut effectuer des suggestions d'amélioration, mais pas juste pour faire bien.

Peut décider, à la suite d'un second contrôle qui viendrait confirmer les conclusions du premier :
5. De démettre définitivement le président, le directeur ou le trésorier.
6. La scission, si le management à un seul étage n'est pas effectif, que les effectifs sont importants et qu'il n'y a pas d'obstacle lié à une taille critique indispensable pour l'activité.
7. La dissolution de la structure, en cas de dysfonctionnement majeur du point de vue qualitatif.
Lorsque le premier contrôle révèle des manquements graves, laissant envisager l'application des points 5, 6 ou 7, le second contrôle sera confié à des personnes avec une cotation stratégique plus élevée. Un peu comme dans le cas d'une cour d'appel de justice.
D'autre part, un second contrôle est aussi effectué sur une partie des contrôles pris au hasard, pour évaluer leur qualité.

Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Quand on cumule le formalisme du journal des réflexions stratégiques imposé à chaque organisation (chapitre précédent) avec l'organisation de tous les contrôles associés, on arrive à quelque chose d'assez lourd à mettre en œuvre. Il devient dès lors légitime de se poser la question : Est-ce que tout cela vaut vraiment la peine ?
Pour y répondre, plusieurs éléments sont à prendre en compte. Tout d'abord, Marx remarquait déjà que l'industrialisation génère des interactions beaucoup plus complexes entre organisations, ce qui est encore plus vrai suite à la seconde révolution industrielle du numérique. Donc bien peser les décisions devient plus important que précédemment, parce que les conséquences indirectes sont plus lourdes. C'est pour cela que nous avons bien précisé que ce nouveau formalisme doit s'imposer avec d'autant plus de force que l'enjeu de la décision à prendre est grand. D'autre part, au début de cet ouvrage, le chapitre sur la dissonance cognitive nous a montré que "la raison naturelle des individus" n'existe pas. C'est d'autant plus vrai que les personnes qui performent le mieux dans les fonctions d'encadrement des entreprises du système capitaliste actuel sont celles qui sont plus portées vers l'action et les jeux de pouvoir que vers la réflexion. D'où le fait qu'il est important d'imposer un mécanisme qui permette un contrôle a posteriori de l'argumentaire conduisant à la décision, et l'établissement de la cotation stratégique des individus, de manière à assurer que les décisions sont effectivement prises au mieux, par les plus aptes.

De plus, on sous-estime considérablement l'effet de la seconde révolution industrielle, celle du numérique. Au chapitre 6, nous avons vu qu'à l'époque de Marx, le patron arrivait à se faire une idée assez précise de la situation effective de son outil de production par un simple tour dans son atelier, et que ce n'est plus vrai dès que le numérique entre en jeu. De fait, avec la massification du numérique, on a progressivement basculé vers un patron qui prend les décisions, souvent juste en regardant des PowerPoint présentés par des commerciaux. Ensuite, quand les problèmes concrets arrivent, il dit à ses employés que la production doit sortir coûte que coûte, donc qu'ils doivent "se démerder", avec souvent à l'appui le spectre du chômage, c'est-à-dire un argument du type si vous y arrivez pas, d'autres attendent à la porte pour prendre votre place. Ceci est formulé avec plus ou moins de tact en fonction du caractère de chacun, mais toujours sur le même fond inacceptable : la dissociation de la prise de décision vis-à-vis de la responsabilité associée.
Cette dérive, on la retrouve dans la pratique des objectifs opérationnels que l'on demande aux équipes d'atteindre, voire même de préalablement se fixer dans les cas les plus pervers de management. Un employé, à partir du moment où il est subordonné, c'est-à-dire ne prend pas les décisions stratégiques, est tenu à un devoir de mise à disposition de l'entreprise de moyens, c'est-à-dire sa force de travail, son temps, son savoir et sa loyauté. Il ne peut pas être tenu à un devoir de résultat. Or précisément, cette bascule malsaine a eu lieu, mais progressivement, si bien que les individus s'y sont résignés au fur et à mesure de sa progression. Pourtant, quoique progressive, sous l'effet de la complexification des process numériques, la dérive est arrivée à un niveau choquant, donc il est grand temps de remettre les choses à plat. On ne peut pas demander aux gens d'assumer les conséquences de décisions qui ont été prises à la légère, sans tenir compte de la réalité de terrain, car au bout d'un moment, c'est la confiance dans l'organisation sociale qui disparaît, donc le retour du chacun pour soi, du simple rapport de force, et au final du populisme.
Cependant, faire prendre les décisions démocratiquement par les gens de terrain, comme dans une entreprise coopérative, ou dans le cadre de la démocratie participative, n'est pas pour autant la solution générale à ce problème. En effet, quand les problèmes deviennent complexes, les opérationnels ne sont pas toujours mentalement capables d'anticiper sur le papier les futurs problèmes. Ils sont juste capables de les constater une fois la décision déjà prise et le nouveau système mis en place. D'où l'importance d'assurer le fait que la décision sera prise suite à une étude d'un niveau adéquat vis-à-vis des conséquences, par des individus ayant démontré leur aptitude spécifique à mener des études stratégiques. Le but final, c'est bien une confiance dans le "contrat social" résultant d'une confiance de la qualité des décisions prises.

Pour en revenir au coût du formalisme imposé pour les décisions stratégiques et leur contrôle opérationnel, la structure des organisations que nous avons décrite dans les chapitres précédents a aussi pour effet de limiter l'effet indésirable de la loi de Parkinson, c'est-à-dire la multiplication des étages hiérarchiques improductifs. Donc au final, ce que nous faisons, c'est transférer un surcoût non productif et destructeur de la confiance dans le système social en surcoût constructif, principalement par l'amélioration des conséquences indirectes des décisions prises dans chaque organisation.