Chapitre 5
Représentations mentales du monde

Dans les chapitres 2 et 3, nous avons vu ce qui est inhérent à la nature humaine, à savoir le népotisme généralisé et la dissonance cognitive. Puis, au chapitre 4, nous avons illustré comment cela se traduit naturellement au niveau du mécanisme de prise de décision actuel. Dans ce chapitre, nous allons aborder le volet culturel, à savoir la manière dont nous nous représentons le monde. Ces représentations influent tout autant notre processus de décision, mais elles sont le résultat particulier de notre histoire commune. Elles auraient donc probablement pu être toutes autres, et surtout, elles évoluent dans le temps.

Une très brève histoire de l'humanité

Au chapitre 1, nous avions indiqué que nous arrivons à la seconde révolution industrielle, celle de l'informatique comme amplification de nos capacités cérébrales pour certaines tâches élémentaires, la première ayant été celle du moteur comme amplification de notre capacité musculaire. Il s'agit là d'une perspective à l'échelle historique.

Si maintenant nous prenons davantage de recul et passons à l'échelle de l'histoire de l'humanité, nous pouvons constater que nous arrivons aussi à une seconde révolution.
La première a été celle liée à l'émergence de l'agriculture, c'est-à-dire le passage d'un mode de vie nomade de chasseurs-cueilleurs à un mode de vie sédentaire d'agriculteurs conduisant à la naissance de villages puis de cités. De cette première révolution a résulté d'une part l'organisation en groupes sociaux plus grands, qui nous ont fait passer du clan familial aux empires, et d'autre part l'organisation sociale sous forme de la tripartition décrites par Dumézil, que nous allons présenter dans ce chapitre.

La seconde révolution est celle liée à l'émergence de la science moderne, qui a commencé au XVIIᵉ siècle, et qui se terminera probablement au XXIᵉ ou XXIIᵉ  siècle. Ce qui caractérise cette deuxième révolution, c'est que l'homme a acquis un niveau technologique lui permettant de s'exempter de l'obligation de travailler pour répondre à ses besoins élémentaires. À l'échelle de l'humanité, les deux révolutions industrielles font donc partie d'une seule et même révolution, provoquée par l'émergence de la science moderne. Cette révolution se traduira par une seconde mutation des modes de production pour répondre à nos besoins élémentaires, et par voie de conséquence une seconde mutation de nos organisations sociales. Pour autant, cette mutation sociale n'a pour l'instant pas eu lieu. En effet, la philosophie du siècle des lumières, que nous présenterons aussi dans ce chapitre, a certes produit les démocraties dans certaines parties du monde, mais montre aujourd'hui clairement ses limites. Cette seconde révolution prendra donc fin quand, d'une part nous aurons massifié la production robotisée, et d'autre part nous aurons adopté un nouveau système d'organisation sociale dont l'équilibre ne soit pas basé sur le travail de masse mais sur l'utilisation optimum et raisonnée de notre savoir faire technologique, au service de tous.

La tripartition

La tripartition, ou fonctions tripartites indo-européennes, constitue notre héritage culturel sur la longue durée. Il s'agit d'un concept de mythologie comparée, avancé par Georges Dumézil, qui affirme que les mythes des sociétés indo-européennes sont architecturés sur le base de trois fonctions, qui se traduisent par une organisation sociale en trois classes.
La première fonction, dite sacerdotale, correspond, dans l'Ancien régime Français, à la classe du clergé.
La seconde fonction, dite martiale, correspond à la noblesse.
Enfin, la fonction de production correspond au tiers état.

Pour être plus compréhensible, la fonction sacerdotale doit s'entendre comme contenant les croyances, mais aussi le savoir et la raison.
La fonction martiale comprend l'action.
Enfin, la fonction de production comprend l'abondance et l'amour.

Nous ne cherchons pas ici à prendre position sur le niveau d'universalité ou de pertinence de la proposition de Dumézil. Ce qui nous intéresse, c'est qu'elle permet d'inclure le volet culturel, c'est-à-dire expliciter les représentations mentales largement partagées. Or même si elles ne sont pas inhérentes à notre nature, c'est à dire ne constituent pas des invariants, comme ce que nous avons vu dans les chapitres 2 et 3, il nous semble important de prendre en compte les représentations mentales issues de notre patrimoine culturel. En effet, cela nous permet de proposer une organisation sociale qui produise aussi peu de dissonance cognitive que possible, donc facilite son acceptation. En d'autres termes, les chapitres 2 et 3, qui ont présentés l'ambition sociale et sa conséquence le népotisme généralisé, puis la dissonance cognitive, traitaient de caractéristiques de la nature humaine identifiables par la méthode scientifique moderne. À l'inverse, la tripartition traite d'un simple héritage culturel, constitué de représentations symboliques, que l'on peut donc uniquement constater, et non démontrer par l'application de la méthode scientifique, même si au chapitre 1, quand nous avons abordé la question philosophique émanent du progrès, nous avons vu que l'émergence de trois classes sociales était probable dans toute société agricole bénéficiant de conditions naturelles favorables.

Pour illustrer l'importance des trois fonctions dans notre perception commune de l'organisation sociale, nous prendrons l'exemple de la mythologie chrétienne qui a supplanté la mythologie romaine au IVᵉ siècle. Le point de départ est le monothéisme judaïque. Apparaît un prophète, Jésus-Christ, qui annonce la venue prochaine du royaume des cieux (1), et crée une secte qui progresse rapidement dans l'empire, en partie parce que la proposition d'un paradis où l'on retrouvera tous ses proches morts est très séduisante. Cependant, comme le montre Alfred Loisy dans L'Évangile et l'Église, pour qu'elle puisse s'imposer, la nouvelle religion doit devenir intelligible pour les Romains (2), donc inclure les trois fonctions. On ajoute à cette fin le Saint Esprit. À partir de là, la nouvelle religion devient aussi séduisante et intelligible pour les élites romaines. En effet, Dieu représente la fonction sacerdotale. Le prophète Jésus-Christ représente la fonction martiale sous une forme inversée, donc facilement assimilable, mais affaiblie, ce qui peut être souhaité dans un empire qui a terminé son expansion, donc cherche à basculer le pouvoir principal de la fonction militaire vers la fonction sacerdotale. Enfin, le Saint Esprit représente la fonction production.

Terminons l'histoire de l'évolution des trois fonctions jusqu'à nos jours.
Durant tout le Moyen Âge, en Occident, suite à l'héritage de la bascule qui a eu lieu dans l'empire romain, la fonction sacerdotale est la plus puissante, symboliquement au moins. Pour preuve, le roi est sacré par des ecclésiastiques. De même, ce sont bien souvent les monastères qui organisent le développement économique initial des territoires.
La donne commence à changer au XVᵉ siècle avec les grandes découvertes, qui sont financées par le capitalisme naissant, qui vient ainsi renforcer la fonction martiale. La révolution industrielle marque la bascule du pouvoir dominant de la fonction sacerdotale à la fonction martiale incarnée par sa composante économique qu'est le capitalisme, et la nouvelle classe dominante qu'est la bourgeoisie. Le capitalisme est ainsi passé de la conquête de ressources, initialement l'or, à la conquête de marchés : le terme "conquête" caractérise bien sa nature guerrière. De plus, il s'émancipe progressivement de la tutelle sacerdotale, puis politique, pour devenir auto justifié sous la forme du système économique présenté comme le plus efficace. En témoigne la célèbre phrase « L'état ne peut pas tout » prononcée par le premier ministre Lionel Jospin en 1999, qui entérine en France la bascule de la prééminence de l'économique sur le politique.
Dans le même temps, la Révolution française marque une montée en puissance du tiers état, dont la mythologie deviendra la lutte des classes marxiste.
Au final, le XXᵉ siècle, constate l'effondrement en Occident de la fonction sacerdotale sous sa forme ecclésiastique, si bien que l'on bascule de la tripartition à un système binaire. D'un côté, "la droite" représente un coalition des fonctions sacerdotales et martiales, avec une hégémonie de la fonction martiale sous sa forme capitaliste. De l'autre, "la gauche" représente la fonction production, avec comme support mythologique la lutte des classes. La fonction sacerdotale a donc été en quelque sorte absorbée par les deux autres.

Cependant, à cette même période, on peut voir les idéologies nationalistes dites "d'extrême droite" comme une tentative de restauration de la fonction sacerdotale sous la forme du mythe des races et des nations, ce qui montre bien que même quand le système politique semble avoir basculé vers le bipartisme, la tripartition reste très fortement ancrée dans nos représentations mentales.
De la même manière, dans le premier chapitre, nous avons vu que l'héritage pratique principal de la pensée de Marx exprimée dans Le Capital est la social-démocratie. Pour autant, au niveau de la représentation populaire, le marxisme, c'est la lutte des classes. Cela provient du fait que la notion de lutte des classes est une notion mythologique, et qu'elle a été adoptée comme substitut sacerdotal par la fonction de production.

La philosophie des lumières

En très peu de mots, on peut voir la philosophie des lumières comme le bouleversement des représentations mentales induit par l'émergence de la science moderne.
Au niveau de l'organisation tripartite de la société de l'ancien régime, la montée en puissance de la science, et de la rationalité qui la caractérise, vient saper les bases de la fonction sacerdotale basée sur le dogme, par nature irrationnel, et vue de plus en plus comme un arbitraire inacceptable. Cela se traduit par une montée en puissance des deux autres fonctions. La fonction martiale tout d'abord, via la montée du nationalisme qui sera à la base des guerres XXᵉ siècle. La fonction de production ensuite, via la primauté qui sera progressivement accordée à l'économique.

Pour bien comprendre la philosophie des lumières, et son évolution jusqu'à nos jours, nous vous invitons à écouter les remarquables cours intitulés Figures juridiques de la démocratie économique, donnés par Alain Supiot au Collège de France en 2016, disponibles sur Internet (3). Il nous présente la naissance de la démocratie dans l'Antiquité grecque, puis sa lente maturation dans l'Église et les villes franches au Moyen-Âge, sa conceptualisation au siècle des lumières, et enfin l'évolution  jusqu'à nos jours.
Le point central de la démocratie du siècle des lumières est la formation émancipatrice qui doit, d'une part permettre d'accéder à l'indépendance au niveau du travail et les revenus décents associés, et d'autre part donner la capacité d'exercer pleinement son rôle de citoyen au niveau des assemblées délibératives. Il n'est donc pas étonnant que cette représentation ait émergé au moment ou la naissance de la science moderne a brutalement rehaussé le prestige social du savoir au détriment de la croyance.
Ensuite, Alain Supiot nous montre comment la révolution industrielle du XIXᵉ siècle ramène brutalement au centre de la scène la question du risque que la concentration excessive du pouvoir économique fait courir à la démocratie. Le problème s'était posé dans la Grèce antique, et avait été résolu par une redistribution forcée. Il s'était aussi posé à certaines Républiques italiennes du Moyen-Âge et avait conduit à l'élection d'un homme fort, et finalement à la fin de la démocratie. Ce risque est rappelé par Roosevelt lors de son discours concernant l'état de l'union de 1938 : « La liberté d'une démocratie n'est pas assurée, si le peuple tolère que le pouvoir privé croisse à un point tel qu'il devienne plus fort que l'état démocratique lui même. »
Or, après avoir été au centre du débat pendant plus d'un siècle, cette question a été tranchée à la fin du XXᵉ siècle, avec l'avènement de la mondialisation ultra-libérale : non seulement tous les verrous juridiques limitant la concentration du pouvoir économique ont sauté, mais en plus l'idéal véhiculé par la philosophie des lumières a changé. Le but n'est plus l'émancipation des citoyens : seule reste la liberté d'entreprendre qui bien évidement ne s'adresse qu'aux êtres les mieux dotés par la nature en terme de capacités personnelles ou d'héritage. Les autres « [Les travailleurs] renoncent à leur liberté moyennant des compensations économiques ». Le rôle de l'État et des corps intermédiaires n'est plus l'organisation de cette l'émancipation et l'animation du débat public mais la simple défense collective du prix et de la durée du travail, le salariat étant devenu la norme.
Enfin, Alain Supiot relève que ce dévoiement de l'idéal des lumières s'accompagne d'une profonde transformation des représentations mentales, qui consiste à tout voir comme un marché, même ce qui au départ n'était pas commercial, que ce soit les missions à but non lucratif comme l'assurance chômage, ou même le débat public qui devient le marché des idées. Par le même mouvement, le citoyen se retrouve largement réduit à son statut de consommateur.

 

(1)
Toutes les mythologies prédisent une forme de vie après la mort. Ce qui est spécifique au message de Jésus-Christ, c'est de prédire l'avènement imminent du royaume des cieux, c'est à dire la fin imminente des temps historiques. En ce sens, son message peut être qualifié de millénariste, et se rapproche plus de celui des actuels témoins de Jéhovah que du message de l'Eglise catholique romaine.

(2)
Alfred Loisy parle d' « hellénisation de la doctrine chrétienne » p134

(3)
Plusieurs éléments contribuent à rendre ces cours remarquables. Tout d'abord avoir choisi comme point central de l'organisation sociale la manière dont les gens travaillent ensemble. Ensuite, l'utilisation de textes de lois pour illustrer factuellement les changements de société nous semble beaucoup plus intéressante que celle des guerres ou de la vie des grands hommes. Enfin, la formulation claire des représentations mentales, et surtout de leurs évolutions, qui conduisent à ces lois.
Au final, de notre point de vue, si l'objectif est de permettre aux jeunes citoyens d'exercer pleinement leur responsabilité d'électeur, une simple explication du premier cours remplacerait avantageusement tout le programme d'initiation à l'économie donné en classe de seconde, et l'ensemble de ces cours remplacerait avantageusement tout ou partie des cours d'histoire donnés au Lycée. En particulier, le cours 8 décrit très bien les bascules idéologiques qui ont remodelé la conception de la démocratie à la fin du XXᵉ siècle.